Cookie Mueller, 1981 
Toutes photos ©2025 the Peter Hujar Archive/ Artists Rights Society (ARS), NY. 
Photos EL et Marcus J Leith @Mousse


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Candy Darling on her Death Bed, 1974



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d’abord, parler de la beauté de l’exposition—la plus belle que j’ai jamais vue de Peter Hujar et, pour Adrian mon comparse, l’une des plus belles expositions de photographies jamais vues à Londres. Celle-ci tient certainement à l’institution qui l’a produite et qui l’accueille, qui n’est ni un musée, ni une fondation ni une collection. Raven Row (le nom de la rue) se propose de « tester les finalités de l’art en dehors du marché » - et passant souvent sous le radar de l’attention spécialisée ! Le lieu d'expositions est installé dans deux maisons de tailleurs du dix-huitième siècle, gardant à l’étage la dimension des pièces de l’époque et s’augmentant au rez de chaussée de deux salles contemporaines. 

    L’intelligence pratique d’Alex Sainsbury, qui s’est mis hors compétition de « qui a la plus grosse » dans le monde de l’art, se lit ainsi dans ce cas particulier de l’ exposition Peter Hujar. Il l’a composée avec John Douglas Millar, écrivain (Brutalist Readings met en œuvre Paul Preciado, Chris Kraus, Pierre Guyotat) qui s’intéresse aux après-coups de l’art, -ce qu’on appelle la « legacy » en anglais. En ce moment et pour dix ans encore, il se consacre à celle de Peter Hujar puisqu’il a été chargé d’en écrire le livre. Et puis, il y a Gary Schneider, l’ami, le modèle « en contorsion », et le tireur posthume d’Hujar, qui l’avait d’abord incité à monter un labo non loin de son loft-studio (Schneider/Erdman Lab) et à qui il décidait de confier l’ « ADN singulière » de chaque portrait,  lorsque, apprenant sa séropositivité début 1987, il abandonna la chambre noire. 
   



Une journée à New York en planches  contacts. PhotoMarcus J Leith @Mousse

               
            Wojnarowicz par Hujar, les trois photos d'Hujar à sa mort par Wojnarowicz


         
                       En haut : Andy Warhol, Peter Hujar (ST 156,157, 158, 159) 1964
            En bas,   Paul Thek, Florida, 1957, photo sur une cheminée à Raven Row
                                    

  

    Cette brève évocation du contexte et du cadre, pour comprendre le « cadrage », comme dirait Judith Butler, de cette exposition littéralement merveilleuse.  Celui-ci se déplace, selon les lieux et les salles : apposition classique des formats carrés, des photographies côte à côte mais espacées ; mise en scène en "grille" juxtaposant les photos sur deux rangées, organisant l’autonomie de chacune et la nécessité  du passage de l'une à l'autre (conformément à la plus célèbre expo d’Hujar de son vivant pour la galerie Gracie Mansion, en 1986). Au premier étage, Hujar filmé quatre fois par Warhol qui l'élut parmi ses 13 Most Beautiful Boys, et peint par Paul Thek son amant•ami. C'est là que s'articule l'amitié homosexuelle comme mode de vie : Hujar photographie Paul Thek, se photographie en slip ou jouant avec un double gode (comme Lynda Benglis dans la photo célèbre, mais de dos), Hujar photographie Wojnarowicz, son amant•ami, et Wojnarowicz photographie, trois fois,  Hujar juste après sa mort. Le second étage teste encore d'autres formes d'accrochage : l'exposition d’une journée à New York, depuis les photos d'un mariage en haut de Manhattan jusqu'à Downtown, celles du Christopher Street Pier où il s'inclut dans les rencontres de gars torses nus, de grosses godasses et de drague p*d*, se présente via des contacts et plusieurs tirages.  Et puis, d’Est en Ouest de l’île, une forme d’éternité fluide confronte les vagues de la Hudson river et de l’East river, un projet pour l'université catholique Fordham de Manhattan.  Et encore, accroché dans l’escalier étroit, comme dans la maison d’ami·esx londonien·nes, ce poster de COME OUT !! Join the Sisters and Brothers of the Gay Liberation Front, la photo faite par Hujar recrutant pour la première marche des fiertés du 28 juin 1970— il était l’amant•ami l'un des fondateurs du groupe, Jim Fouratt, qui avait participé aux émeutes de Stonewall l'année précédente. Pour moi, avant de redescendre par l’escalier, la vision de ce poster à la fois distant et si chaud, si proche, a cueilli mes premiers sanglots—de joie et de mélancolie, substitués à la contemplation éperdue.



          
                        
                          Penny, 1981 et (en bas) Nicolas Abdallah Mouffarege, Paris 1980

                        
     


Ethyl Eichelberger, 1979 et ci-dessous Butch and Buster, Hyrkin Farm, Westtown, New York 1978 



                 Ci-dessous, (la photographe) Sheila Lima Baykal, Bellevue Hospital, New York 1974




Bon. Qu’est-ce qu’on a voulu dire, pendant cette soirée en compagnie d'Adrian? Je crois que j’ai voulu parler, moins d’ontologie photographique que de l’éthique photographique d’Hujar, et d’abord, en me plaçant face à elles, sans jamais pouvoir entrer dans les « intentions » de celui-ci que je n’ai pas connu et qui n’a rien laissé pour le faire. Comme le dit John Douglas Millar, tout ce que nous faisons d’Hujar est « de deuxième main », même lorsqu’il s’agissait de celle d’Wojnarowicz répétant qu’Hujar disait ne pas vouloir répondre à « quoi que ce soit qui ait à faire avec pourquoi je fais ce que je fais »

           

Voilà ce qu’on a voulu chercher avec Adrian. L’opacité. Entrer dans l’opacité photographique, à l’intérieur du cerne noir, les bords du négatif qu’Hujar laissait apparents pour montrer qu’il n’avait rien coupé.  Adrian parle de « punctum free photographs », je trouve ça très intéressant (le punctum, le détail révélateur). Ici tout compte, à la fois ce qui se passe dans le cadre et hors du cadre, si j’ose dire, dans le studio, dans le placement des lumières, la confiance des personnes, la pose tenue dans les cabarets, les coulisses, les lits ou la pause des animaux, des rues la nuit, des matériaux relégués ou déposés et puis, tout à coup, l'instantané dans la rue. Dans le temps et hors temps, c'est-à-dire hors du temps reproductif hétéronormé. Hripsimé Visser, curator de la première rétrospective Hujar, définit cette tension comme attention, c’est-à-dire « that moment when the person and the pose were mutually exclusive. » Comme les regards. Utilisant un appareil Rolleiflex à double objectifs, où la visée se fait de haut en bas, là où se fait la prise de vue, Hujar ne regarde pas directement celleux qui posent et le regardent faire. Il y a là deux choses qu'on a voulu développer (sic). D'une part, la question, esthétique, du fragment. De l'autre celle, éthique, du (con)tact. 


Pour Adrian, "Peter Hujar est un photographe vraiment étrange, et il est difficile de savoir quel sens ou quelle sorte de sens donner à ses tirages. Il est à la fois réticent et flagrant, équilibré mais peu préoccupé par la composition au sens habituel du terme. L'ensemble des travaux réalisés avec son magnifique Rolleiflex représente, pour un artiste de sa génération, une forme d'attention au monde radicalement différente de celle que l'on peut atteindre avec un format 35 mm doté d'un viseur oculaire, même lorsqu'il prend des instantanés - ce que ses planches contact montrent qu'il a fait très souvent. Le type de regard qu'exige un Rollei est, pour moi, un préconscient de l'énonciation picturale à faire dans la chambre noire.


(je me cite): la chambre noire (« darkroom ») désigne --et cela nous convient d’autant mieux-- à la fois le lieu du photographe et celui des échanges sexuels. Dans les deux cas, l’intimité reconstruit un rituel où l’on passe d’un fragment à un autre, car le regard ne peut y accommoder que par bribes, par morceaux, de proche en proche, en étant sûr·e qu’il n’y a pas de tout. Bien sûr, il y a les photographies isolant deux jambes croisées (Greer Lankton's Legs,1983) insérées dans une paire de mûles à talons, celle qui découpe un ventre et ses cicatrices (Pascal-Scars, 1980). Mais même prises à mi-corps couché ou affalé ou mort ou assis ou relevé ou contorsionné ou sous plastique ou se suçant le pouce du gros orteil, les photographies montrent très souvent un individu autonome, isolé en face de l’appareil, capté dans autant que par l’image. Même le sexe se pratique en solitaire. Ainsi, cette trilogie de photos d'homme nu se masturbant (Bruce de St Croix) "dont l'érection, est, d'une certaine façon, un pur effet de présence" (au contraire de celles de Mapplethorpe). Pour le critique Harrison Adames, le contrat tacite entre modèle et artiste "donne forme picturale au consentement". Pour moi, ça s'appelle du tact.




                      

                    José Araugo (Backstage, Palm Casino Revue, New York) 1974
                    Discarded Rug, 1976

   

               


 
    Adrian cherche en Italie, où Hujar était venu avec son amant•ami Joseph Raffaele (puis avec Paul Thek) l’apprentissage de son attention; notamment à Rome, en 1962 dans la fréquentation des cinéastes, Antonioni, Pasolini et surtout Bolognini. Je cite son texte: « Les prises de vue qu'il y a faites [à la fin de tournage de La notte brava] comprennent une image heureuse et détendue de Pasolini, ainsi que de Bolognini, décontracté et à l'aise, avec le reste de sa distribution. Lorsque je fais le compte rapide des acteurs et autres participants, Hujar ne semble pas pouvoir échapper à Laurent Terzieff, ni à son sourire, ni à ses gestes. Ce n'est pas le Brialy homosexuel qui retient son regard à double lentille, mais cet acteur singulier qui, à plusieurs reprises dans La notte brava, donne à Bolognini le corps dont il a besoin pour inscrire des fragments désirants dans un champ visuel du désir gay noué de toutes parts à l'hétérosexualité. Les bras étendus de Terzieff et son torse mince et nu dans l'extase figée de l'affiche de La notte brava, et Paul Hudson (Leg) (1979) de Hujar s'appartiennent l'un à l'autre. C'est comme si Bolognini offrait à Hujar une sorte de modèle queer comme absolument 'normal', une hantise totalement laïque des restes catholiques, de la sexualité des reliques, des ex-votos et de leurs parties corporelles, à travers laquelle il pouvait lui-même arriver à imprimer une vision singulière du corps masculin dans certains de ses moments."

   Ce qui me ramène, quant à moi, à cette esthétique contradictoire du fragment résumée par celui-ci, dans l'Atheneum des frères Schlegel: “Pareil à une petite œuvre d'art, un fragment doit être totalement détaché du monde environnant, et clos sur lui-même comme un hérisson.” (Fragment 206). Je ne vais pas m'étendre mais cette logique du fragment — à la fois reste détaché et individualité autonome— ne saurait se penser sans sa relation avec l'indéfinition ou l'inachèvement. Ne l'envisagez pas comme un manque, mais comme un processus dynamique, un devenir. Ce que la technique même d'Hujar tend à établir. Gary Schneider le rappelle, lorsqu'il venait au labo, Hujar disait toujours "je peux en faire une meilleure (version)". Il n'y avait donc "jamais en soi de tirage définitif", explique-t-il. Comme si cela impliquait l'absence de fin d'un processus, qui est pourtant supposé censé donner une fin à l'image apparaissante... 

       C'est peut être ça qui me fascine complètement chez Hujar. Ses photographies, qui apparaissent tellement "finies", terminées, achevées, "à point", ont la potentialité de se remettre en mouvement dans leur corps, même. 

        Et j'en resterai là.





           En bas: Steel Ruins #7, New Jersey,  1978



***Légendes: 
Une après-midi à Raven Row (Photo EL)
Vues d'expositions, ci-dessus, ci-dessous Photos : Marcus J Leith @Mousse
Vues d'exposition, la première et les deux dernières. Photos EL



Raven Row Jusqu'au 6 avril. Catalogue gratuit, également sur le web (sans photos)
Le 19 mars, rencontre avec Simon Watney,  Sunil Gupta, Fiona Anderson.













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