1. Cookie Mueller, 1981 
    Toutes photos ©2025 the Peter Hujar Archive/ Artists Rights Society (ARS), NY. 
    Photos EL et Marcus J Leith @Mousse


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    Candy Darling on her Death Bed, 1974



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    d’abord, parler de la beauté de l’exposition—la plus belle que j’ai jamais vue de Peter Hujar et, pour Adrian mon comparse, l’une des plus belles expositions de photographies jamais vues à Londres. Celle-ci tient certainement à l’institution qui l’a produite et qui l’accueille, qui n’est ni un musée, ni une fondation ni une collection. Raven Row (le nom de la rue) se propose de « tester les finalités de l’art en dehors du marché » - et passant souvent sous le radar de l’attention spécialisée ! Le lieu d'expositions est installé dans deux maisons de tailleurs du dix-huitième siècle, gardant à l’étage la dimension des pièces de l’époque et s’augmentant au rez de chaussée de deux salles contemporaines. 

        L’intelligence pratique d’Alex Sainsbury, qui s’est mis hors compétition de « qui a la plus grosse » dans le monde de l’art, se lit ainsi dans ce cas particulier de l’ exposition Peter Hujar. Il l’a composée avec John Douglas Millar, écrivain (Brutalist Readings met en œuvre Paul Preciado, Chris Kraus, Pierre Guyotat) qui s’intéresse aux après-coups de l’art, -ce qu’on appelle la « legacy » en anglais. En ce moment et pour dix ans encore, il se consacre à celle de Peter Hujar puisqu’il a été chargé d’en écrire le livre. Et puis, il y a Gary Schneider, l’ami, le modèle « en contorsion », et le tireur posthume d’Hujar, qui l’avait d’abord incité à monter un labo non loin de son loft-studio (Schneider/Erdman Lab) et à qui il décidait de confier l’ « ADN singulière » de chaque portrait,  lorsque, apprenant sa séropositivité début 1987, il abandonna la chambre noire. 
       



    Une journée à New York en planches  contacts. PhotoMarcus J Leith @Mousse

                   
                Wojnarowicz par Hujar, les trois photos d'Hujar à sa mort par Wojnarowicz


             
                           En haut : Andy Warhol, Peter Hujar (ST 156,157, 158, 159) 1964
                En bas,   Paul Thek, Florida, 1957, photo sur une cheminée à Raven Row
                                        

      

        Cette brève évocation du contexte et du cadre, pour comprendre le « cadrage », comme dirait Judith Butler, de cette exposition littéralement merveilleuse.  Celui-ci se déplace, selon les lieux et les salles : apposition classique des formats carrés, des photographies côte à côte mais espacées ; mise en scène en "grille" juxtaposant les photos sur deux rangées, organisant l’autonomie de chacune et la nécessité  du passage de l'une à l'autre (conformément à la plus célèbre expo d’Hujar de son vivant pour la galerie Gracie Mansion, en 1986). Au premier étage, Hujar filmé quatre fois par Warhol qui l'élut parmi ses 13 Most Beautiful Boys, et peint par Paul Thek son amant•ami. C'est là que s'articule l'amitié homosexuelle comme mode de vie : Hujar photographie Paul Thek, se photographie en slip ou jouant avec un double gode (comme Lynda Benglis dans la photo célèbre, mais de dos), Hujar photographie Wojnarowicz, son amant•ami, et Wojnarowicz photographie, trois fois,  Hujar juste après sa mort. Le second étage teste encore d'autres formes d'accrochage : l'exposition d’une journée à New York, depuis les photos d'un mariage en haut de Manhattan jusqu'à Downtown, celles du Christopher Street Pier où il s'inclut dans les rencontres de gars torses nus, de grosses godasses et de drague p*d*, se présente via des contacts et plusieurs tirages.  Et puis, d’Est en Ouest de l’île, une forme d’éternité fluide confronte les vagues de la Hudson river et de l’East river, un projet pour l'université catholique Fordham de Manhattan.  Et encore, accroché dans l’escalier étroit, comme dans la maison d’ami·esx londonien·nes, ce poster de COME OUT !! Join the Sisters and Brothers of the Gay Liberation Front, la photo faite par Hujar recrutant pour la première marche des fiertés du 28 juin 1970— il était l’amant•ami l'un des fondateurs du groupe, Jim Fouratt, qui avait participé aux émeutes de Stonewall l'année précédente. Pour moi, avant de redescendre par l’escalier, la vision de ce poster à la fois distant et si chaud, si proche, a cueilli mes premiers sanglots—de joie et de mélancolie, substitués à la contemplation éperdue.



              
                            
                              Penny, 1981 et (en bas) Nicolas Abdallah Mouffarege, Paris 1980

                            
         


    Ethyl Eichelberger, 1979 et ci-dessous Butch and Buster, Hyrkin Farm, Westtown, New York 1978 



                     Ci-dessous, (la photographe) Sheila Lima Baykal, Bellevue Hospital, New York 1974




    Bon. Qu’est-ce qu’on a voulu dire, pendant cette soirée en compagnie d'Adrian? Je crois que j’ai voulu parler, moins d’ontologie photographique que de l’éthique photographique d’Hujar, et d’abord, en me plaçant face à elles, sans jamais pouvoir entrer dans les « intentions » de celui-ci que je n’ai pas connu et qui n’a rien laissé pour le faire. Comme le dit John Douglas Millar, tout ce que nous faisons d’Hujar est « de deuxième main », même lorsqu’il s’agissait de celle d’Wojnarowicz répétant qu’Hujar disait ne pas vouloir répondre à « quoi que ce soit qui ait à faire avec pourquoi je fais ce que je fais »

               

    Voilà ce qu’on a voulu chercher avec Adrian. L’opacité. Entrer dans l’opacité photographique, à l’intérieur du cerne noir, les bords du négatif qu’Hujar laissait apparents pour montrer qu’il n’avait rien coupé.  Adrian parle de « punctum free photographs », je trouve ça très intéressant (le punctum, le détail révélateur). Ici tout compte, à la fois ce qui se passe dans le cadre et hors du cadre, si j’ose dire, dans le studio, dans le placement des lumières, la confiance des personnes, la pose tenue dans les cabarets, les coulisses, les lits ou la pause des animaux, des rues la nuit, des matériaux relégués ou déposés et puis, tout à coup, l'instantané dans la rue. Dans le temps et hors temps, c'est-à-dire hors du temps reproductif hétéronormé. Hripsimé Visser, curator de la première rétrospective Hujar, définit cette tension comme attention, c’est-à-dire « that moment when the person and the pose were mutually exclusive. » Comme les regards. Utilisant un appareil Rolleiflex à double objectifs, où la visée se fait de haut en bas, là où se fait la prise de vue, Hujar ne regarde pas directement celleux qui posent et le regardent faire. Il y a là deux choses qu'on a voulu développer (sic). D'une part, la question, esthétique, du fragment. De l'autre celle, éthique, du (con)tact. 


    Pour Adrian, "Peter Hujar est un photographe vraiment étrange, et il est difficile de savoir quel sens ou quelle sorte de sens donner à ses tirages. Il est à la fois réticent et flagrant, équilibré mais peu préoccupé par la composition au sens habituel du terme. L'ensemble des travaux réalisés avec son magnifique Rolleiflex représente, pour un artiste de sa génération, une forme d'attention au monde radicalement différente de celle que l'on peut atteindre avec un format 35 mm doté d'un viseur oculaire, même lorsqu'il prend des instantanés - ce que ses planches contact montrent qu'il a fait très souvent. Le type de regard qu'exige un Rollei est, pour moi, un préconscient de l'énonciation picturale à faire dans la chambre noire.


    (je me cite): la chambre noire (« darkroom ») désigne --et cela nous convient d’autant mieux-- à la fois le lieu du photographe et celui des échanges sexuels. Dans les deux cas, l’intimité reconstruit un rituel où l’on passe d’un fragment à un autre, car le regard ne peut y accommoder que par bribes, par morceaux, de proche en proche, en étant sûr·e qu’il n’y a pas de tout. Bien sûr, il y a les photographies isolant deux jambes croisées (Greer Lankton's Legs,1983) insérées dans une paire de mûles à talons, celle qui découpe un ventre et ses cicatrices (Pascal-Scars, 1980). Mais même prises à mi-corps couché ou affalé ou mort ou assis ou relevé ou contorsionné ou sous plastique ou se suçant le pouce du gros orteil, les photographies montrent très souvent un individu autonome, isolé en face de l’appareil, capté dans autant que par l’image. Même le sexe se pratique en solitaire. Ainsi, cette trilogie de photos d'homme nu se masturbant (Bruce de St Croix) "dont l'érection, est, d'une certaine façon, un pur effet de présence" (au contraire de celles de Mapplethorpe). Pour le critique Harrison Adames, le contrat tacite entre modèle et artiste "donne forme picturale au consentement". Pour moi, ça s'appelle du tact.




                          

                        José Araugo (Backstage, Palm Casino Revue, New York) 1974
                        Discarded Rug, 1976

       

                   


     
        Adrian cherche en Italie, où Hujar était venu avec son amant•ami Joseph Raffaele (puis avec Paul Thek) l’apprentissage de son attention; notamment à Rome, en 1962 dans la fréquentation des cinéastes, Antonioni, Pasolini et surtout Bolognini. Je cite son texte: « Les prises de vue qu'il y a faites [à la fin de tournage de La notte brava] comprennent une image heureuse et détendue de Pasolini, ainsi que de Bolognini, décontracté et à l'aise, avec le reste de sa distribution. Lorsque je fais le compte rapide des acteurs et autres participants, Hujar ne semble pas pouvoir échapper à Laurent Terzieff, ni à son sourire, ni à ses gestes. Ce n'est pas le Brialy homosexuel qui retient son regard à double lentille, mais cet acteur singulier qui, à plusieurs reprises dans La notte brava, donne à Bolognini le corps dont il a besoin pour inscrire des fragments désirants dans un champ visuel du désir gay noué de toutes parts à l'hétérosexualité. Les bras étendus de Terzieff et son torse mince et nu dans l'extase figée de l'affiche de La notte brava, et Paul Hudson (Leg) (1979) de Hujar s'appartiennent l'un à l'autre. C'est comme si Bolognini offrait à Hujar une sorte de modèle queer comme absolument 'normal', une hantise totalement laïque des restes catholiques, de la sexualité des reliques, des ex-votos et de leurs parties corporelles, à travers laquelle il pouvait lui-même arriver à imprimer une vision singulière du corps masculin dans certains de ses moments."

       Ce qui me ramène, quant à moi, à cette esthétique contradictoire du fragment résumée par celui-ci, dans l'Atheneum des frères Schlegel: “Pareil à une petite œuvre d'art, un fragment doit être totalement détaché du monde environnant, et clos sur lui-même comme un hérisson.” (Fragment 206). Je ne vais pas m'étendre mais cette logique du fragment — à la fois reste détaché et individualité autonome— ne saurait se penser sans sa relation avec l'indéfinition ou l'inachèvement. Ne l'envisagez pas comme un manque, mais comme un processus dynamique, un devenir. Ce que la technique même d'Hujar tend à établir. Gary Schneider le rappelle, lorsqu'il venait au labo, Hujar disait toujours "je peux en faire une meilleure (version)". Il n'y avait donc "jamais en soi de tirage définitif", explique-t-il. Comme si cela impliquait l'absence de fin d'un processus, qui est pourtant supposé censé donner une fin à l'image apparaissante... 

           C'est peut être ça qui me fascine complètement chez Hujar. Ses photographies, qui apparaissent tellement "finies", terminées, achevées, "à point", ont la potentialité de se remettre en mouvement dans leur corps, même. 

            Et j'en resterai là.





               En bas: Steel Ruins #7, New Jersey,  1978



    ***Légendes: 
    Une après-midi à Raven Row (Photo EL)
    Vues d'expositions, ci-dessus, ci-dessous Photos : Marcus J Leith @Mousse
    Vues d'exposition, la première et les deux dernières. Photos EL



    Raven Row Jusqu'au 6 avril. Catalogue gratuit, également sur le web (sans photos)
    Le 19 mars, rencontre avec Simon Watney,  Sunil Gupta, Fiona Anderson.













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  2.                                




    Ça, c'est Psalms lors du vernissage de Donald Rodney à la South London Gallery ( 1997 ). En l'absence de celui-ci. Psalms le représentait : une chaise roulante motorisée, vide, équipée d’un ordinateur, d’une caméra vidéo et de sensors qui lui permettent de se déplacer silencieusement sur le plancher sans entrer en collision, ni avec les humains, ni avec les choses exposées— la rêverie d’une promeneuse solitaire qui ne va nulle part et évite juste de tamponner les autres.




                     

                           Psalms, Whitechapel Gallery,  mars 2025 © The Donald Rodney Estate






    Donald Rodney est mort à trente-six ans, en 1998. Psalms est aujourd'hui au premier étage de la Whitechapel Gallery. La chaise roulante, ordi dans son dos, y circule sans bruit et assez lentement le jour de ma visite. Nous étions assez peu (photo). On ne dit pas par quels moyens Psalms est montée au 1er ni quelle accessibilité l'institution propose, je ne peux m’empêcher de penser que c’est à l’étage que sont concentrées les formes en mouvement dans cette exposition :  un film qui passe  (Three Songs on Pain, Time and Light du Black Audio Collective, 1995, qui faisait partie d’Exposé·es au Palais de Tokyo, en 2023) ; une vitrine verticale de verre et bois, où se trouve un automate de Michael Jackson en black face peint sur sa peau blanchie, qui réveille ses lumières intérieures et s’agite d’avant en arrière, uniquement si vous êtes là (Pygmalion, 1997); des images qui se téléscopent, venant d’un CD rom projeté à l’écran auquel vous pouvez vous adresser (Auto-icon, 1997-2000). Vous remarquerez que j’appose ici des dates postérieures à la mort de Rodney …Mais retournons d’abord au rez-de-chaussée, source de mon obsession durable pour cette exposition. Une merveille. 




      

                              

                                                        Le CD rom Auto-icon et   Pygmalion





    Des idées sur l'accessibilité, Donald Rodney en eut dès ses études d’art, à Notthingham Trent Polytechnics. Son tableau de "cow boy et d'indien" ici exposé avec un grand dessin du même couple emprunté à David Hockney* , accuse le stéréotype amplifié par Hollywood, selon lequel : "a good injun is a dead injun", lit-on sur la toile (How the West was Won 1982). Pour Rodney, être accessible à tout le monde est un sine qua non de l'art, de son art "utilisant l'accessibilité comme une arme de libération politique et de subversion par la séduction".  Pour la libération politique, il y a le Blk Art Group, collectif d’artistes d’origine Afro-Carribéenne, qu’il rejoint à vingt ans dès sa fondation par son ami Eddie Chambers, en 1981 (on y retrouvera : Claudette Johnson, Keith Pipier, Marlene Smith, entre autres, Sonya Boyce sera aussi son amie, cf. photo…). Pour la séduction et la subversion, celles-ci passent par une reconfiguration de l'art public voire du "monumental" (j’associe avec Corps In-visibles, vue à Rodin, déjà dans l’actualité de ces questions). C'est comme ça que je vois ces extraordinaires figures tracées au pastel à l'huile sur des radiographies. Parfois, chaque unité fait série, comme dans Untitled, 1991, où chaque cliché sert de support d'un froid bleuté à des dessins d'os, de dents, de cartilages ou d'organes dont on ne sait s'ils sont imagés ou imaginaires. Parfois, les radios sont reliées ensemble, ainsi Britannia Hospital 2, 1988 (il y en eut trois dans la série) où, attachées, elles servent de support à un changement d’échelle vers une dimension épique.  Une grande figure de femme noire portant une expression de terrible souffrance et tenant une flamme orange dans sa paume: la maison brûle.  





                                                                    Untitled, 1991

      




     


                                                      Flesh of my flesh, 1996-98




                                                         Britannia Hospital 2,1988

     

     

    La composition radiographique, tenant par une bande de cellophane, est vouée sans nul doute à la détérioration —le cauchemar pour les restaurateur·ices. Mais il y a aussi un  message là-dedans (et non « une femme là-dessous » comme dans Le chef d’œuvre inconnu de Balzac). Ce message« adresse » la condition racialisée de l’hôpital et les violences que le système de santé impose aux personnes racisées, qui redondent ainsi celles de la police par une autre police des corps. Comme la police dans la cité, l'hôpital est non seulement un lieu de violence, il aussi un pourvoyeur constant d'imagerie de surveillance, en deça et au-delà du corps collectif et singulier avec leur matérialité souffrante.

    A l’entrée de l’expo, Self Portrait : Black Men Public Enemy, 1990 en scelle dejà les termes. 5 boîtes lumineuses forment un T, comprenant respectivement la face et le profil d’une identité judiciaire, deux fois la photo en buste d’un jeune homme un peu tourné un peu penché enfin une reconstitution policière du visage d’un homme ; elles viennent toutes de journaux, le jeune homme un peu tourné provient d’un article médical sur la drépanocystose. Ce sont tous des noirs. Ils ont tous les yeux barrés d’un rectangle noir. Qu’il s’agisse de l’appareil de santé ou judiciaire, ils sont tous objectivés comme une menace, celle à laquelle Rodney s’intéresse tout au long et qui intrique la masculinité, la race, le corps invalidé. Ce n’est pas pour rien que Rodney reprend dans ses carnets le stencil de David Wojnarowicz, de la maison qui brûle. Nous sommes en 1990, au moment où se multiplient les morts du VIH/sida, et les affaires silencées de sang contaminé. Il suffit de regarder The House that Jack Built, 1987, une composition radiographique en forme de maison, avec des textes comme: … « And Jack’s House is built on 75 millions dead blak souls » (est il notamment écrit) de chaque côté d’une sorte d’épouvantail assis sur une chaise en chemise et pantalon, avec en lieu de tête surmontée d'un bonnet d'âne une fine branche à piques noires. 



     

                                 

                                                 The House that Jack Built, 1987


     

    Rodney est malade. La drépanocytose (ou sickle cell anoemia, anémie falciforme). Malade du sang, qui réduit à zéro les défenses immunitaires. Malade de sa peau. Une maladie noire comme jadis la peste noire.  Flesh of my Flesh, 1996, un triptyque photographique qu’il a fait au cours des 18 mois qui ont précédé sa mort, présente, entre deux cheveux humains grossis au microscope, le sien et celui d’une artiste blanche, la cicatrice à grande échelle apposée à sa hanche, très mal cousue, comme si la peau non-blanche était trop difficile ou ne méritait pas qu’on dissimule l’opération. Je pense à David Hammons, à ce qu’il faisait, à peu près en même temps des cheveux des Afro-américains. Une même façon de monumentaliser, d’exposer et de protéger en même temps (ne protège-t-on pas un monument ?) sans pérénniser. Il y a aussi quelque chose que Rodney rend visible : la douleur. Ainsi, la maison miniature faite avec des morceaux de sa propre peau prélevée lors d'une de ses nombreuses opérations et épinglés ensemble, qu’il tient dans la main. My Mother. My Father. My Sister. My Brother (1997) est devenue une photographie, prise à l'hopital: In the House of My Father (1997). La beauté, le « plaisir visuel » comme on dit, fait un nœud avec la douleur. Comme on fait un nœud à son mouchoir, pour ne pas oublier que c’est beau à pleurer.


                                                 



                                                     In the House of My Father, 1996)7

     



    Je vois donc ce désir de monumentalité se développer, chez Rodney, développer à partir de l’utilisation ingénieuse des matériaux artistiques et du matériel hospitalier. Entre les carnets —absolument splendides— les dessins —un vitrail fait de centaines de silhouettes noires en slip blanc sous le titre « conceptual gathering. blackcells under a microscope »— les collages (Soweto/Guernica) ou maquettes ou projets de frise et les pièces manufacturées, je dis ça sans hiérarchie aucune, il y a un double changement d’échelle. Celle qui fait passer bien sûr d’un format A4 ou A5 à leur attachement (ça « tient » ensemble) et à des figures de plus grande dimension, l’autre qui fait passer du lit ou de la chambre d’hôpital, là où Rodney travaille notamment, au monde alentour et à l’accès au monde, qui s’appelle de l’art. 


     
     
                
                 




    Quelques pages parmi les 48 carnets de Donald Rodney  ( 1982-98),  aujourd'hui déposés à la Tate  Archive par sa compagne Diane Symons et sa collaboratrice Virginia Nimarkoh au nom de la succession Donald Rodney© The Donald Rodney Estate




    Ce changement d’échelle s’applique à la pièce-titre de l’exposition, Visceral Canker, 1990, réalisée dans le cadre d'un projet d'art public organisé par Television South West dans une batterie militaire désaffectée surplombant le détroit de Plymouth. L'œuvre se compose de deux plaques de bois portant les armoiries de John Hawkins (1532-1595), le premier marchand d'esclaves à partir de Plymouth, et de la reine Élisabeth 1 (1533-1603), qui a accordé à Hawkins l'usage d'un navire à cette fin. Donald Rodney a découvert, horrifié, que ces armoiries affichaient des personnes réduites en esclavages, enchaînées par le cou. Ces deux blasons sont perfusés par un circuit de pompes et de tubes qui font circuler du faux-sang. Rodney avait expressément demandé à ce que ce soit des poches de son propre sang renouvelé lors de ses transfusions mensuelles— mais le Conseil municipal de la ville de Plymouth  l’avait refusé pour « trouble à l’ordre public » Sic ! L’artiste avait parfaitement lu, dans cette censure, la trouille que suscitait tout contact avec le sang afro-carribéen, puisque la maladie dont souffrait Rodney n’atteignait, supposément, que les personnes catégorisées comme telles et donc, racialisées non seulement par et pour le corps médical mais aussi par et pour tout le corps social. La peur suscité par le "chancre" de la maladie, cachait aussi l’ignorance : celle du corps racisé, celle de son histoire, « mon histoire volée » selon Rodney. 


     

     

     

                            

     

    Depuis 2009, Visceral Canker  (ci-dessus)  est à la Tate, comme y sont depuis 2003 les archives de Donald Rodney, ce n’est pas la moindre ironie. Mais il existe une autre archive, celle-là opérant dans un autre rayonnage (et rayonnement) de l’accessibilité, quoique fabriquée sur un support technologique obsolète, le CD Rom : ce sont des restes, bien sûr, de sa vie, de ses pièces, de son corps, de sa parole mais (comme l’auto-icon de Jeremy Bentham dans son armoire, veillant depuis 1833 à l’université UCL à Londres, dont Rodney a repris le titre) c’est aussi un corps-corpus. Sa vie post-mortem est reliée aux autres et leur engagement à composer et prendre en charge cette pièce « de » Donald Rodney, seulement après la mort de Donald Rodney. Ainsi réseau d’actants, images et sons du CD-Rom- défait toute chronologie, s’étend et se réactualise par l’intermédiaire des spectateurices-acteurices, grâce aux associations d’idées, d’images, d’affects, qui interagissent à l’écran, toujours inédites, toujours à venir pour poursuivre le travail à titre posthume. Selon Richard Birkett dans son excellent « One work » consacré à Auto-Icon, cette archive permet ainsi d’accéder à une « reconstruction dans son double sens, que ‘Tony Morrison appelait l’exploration de deux mondes, l’actuel et le possible’ ». Et j’en reste là. 

     


     


      
     
     

     
                 Affiche du Blk art group et portrait de Donald Rodney tiré dans son labo à la maison


          

                    Claudette Johnson, Donald Rodney, Sonia Boyce, Keith Piper et Marlene Chambers




    Donald Rodney: Visceral Canker. Whitechapel Gallery. Curators: Robert Leckie et Nicole Yip avec, à la Whitechapel Gallery, Gilane Tawadros, Cameron Foote et Carolina Jozami.


    L'exposition est accompagnée de Donald Rodney: A Reader avec les contributions de Celeste-Marie Bernier, Richard Birkett, Eddie Chambers, Janice Cheddie, Alice Correia, Lubaina Himid, Virginia Nimarkoh, Gregory Salter, Maud Sulter, Diane Symons,  £20


    * Il empruntera aussi un titre à Hockney pour l'un de ses carnets: "A Nigger Splash"

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  3.                            

     Jo Spence (1934-92) and Terry Dennett (1938-2018) Remodelling Photo History: Self as Image, 1982
                          

         Pogus Caesar, Portrait of John Akomfrah RA, photographed during the 1985 Handsworth Riots.


    j’appose en story sur Insta des images de la plupart des expositions que j’ai vues à Londres. A côté des noms des artistes, j’appose aussi leur date de naissance et leur date de mort. Ce n’est pas un hasard.  L’épidémie, la maladie, les malades, les invalidé·es sont partout aujourd’hui sur les cimaises ou les sols des institutions artistiques londoniennes. Un effet des « mois » anniversaires, qu’il s’agisse de « LGBTQ » ou de « Black History » ? Sans doute. Un effet de la saveur du monde? En ce 1er mars 2025 certainement. Plutôt que des pleurs ou des lamentations, ce que font les travaux « partant avec un handicap » et exposés à Londres est plutôt voire carrément revigorant. 



    M

    Photographers Agency (1983-200)3 formée par Maggie Murray, Melanie Friend, Brenda Prince et Jenny Matthews,  Greenham Common Women's Peace Camp, Protest at Main Gate, 1983


    Camerawork n°10, 1978


                                                Sunil Gupta, Elderly, Family, Gay, Migrant, 1986





       Mumtaz Karimjee, Self-Portrait with a Pipe, 1986  et Tessa Boffin (1960-93) The Angel, 1990


                                            Brenda Prince, Anti-Clause 28 demo in Whitehall, London 1988


    STOP THE NAZIS. DON'T PAY. FIGHT FOR LESBIAN AND GAY RIGHTS. FIGHT FOR TRANS RIGHTS. DOING-IT-YOURSELF


    C’est sans doute l’effet espéré de la plus évidemment politique d’entre les expositions : celle de la Tate Britain, The 80's Photographing Britain. Elle revisite photographiquement les années 1980 en Grande-Bretagne. En d'autres termes, l'ultra-libéralisme Thatcheriste.Elle commence en faisant le tour des grands mouvements sociaux, de « STOP THE NAZIS » (mouvement de révolte des communautés Bengali, Indiennes, Pakistanaises et Caribéennes contre le National Front, en 1979) à « DON’T PAY » (la Poll Tax, 1989-90).  Dans la première salle sont égrénées les actions contre le racisme et l’extrême droite, qui tuent ; contre la vie chère, contre la misère (de Birmingham au quartier de Whitechapel à Londres, que je vois le même jour si gentrifié) ; contre la casse meurtrière de la désindustrialisation et ses bras armés ; contre la guerre, contre l’arme nucléaire; contre la Clause 27 et la Section 28 (1988) et leur effets délétères sur l’épidémie de VIH. 
    Les grèves, manifs, révoltes, insurrections s’accompagnent d’un « mouvement démocratique photographique » qui les documente. Souvent formé·es sur le terrain de leur luttes, les photographes se regroupent, créent des agences de presse pour (se) publier et des galeries pour (s') exposer, y compris en utilisant des laveries, des bus, des cantines d'entreprise. « Doing-it-Yourselves : Touring Exhibitions »,  conseille une double page de Camerawork en 1978. C’est ça qui revigore dans l’exposition : la solidarité entre (1) « The Power of Print »,  l’empouvoirement que donne la photographie lorsqu’on l’utilise pour publier les luttes (2) l’engagement des artistes, avec leur rhétorique de l’image et leur formation (Victor Burgin comme prof., par exemple) à montrer ces combats. Joie de retrouver Paul Graham (photographiant les agences pour, euh! plutôt « contre » l’emploi), John Davies (la désindustrialisation des villes) Paul Graham (L’Irlande du Nord), Willie Doherty (id) Karen Knorr (les clubs des dominants) Jo Spence (avec Terry Dennett puis avec Rosy Martin : « remodeler » l’histoire de la photo). Dans cette solidarité se profile tout un travail de déconstruction des images, c'est-à-dire de la position que  l’histoire blanche et institutionnelle donne aux personnes racisées  —par Maud Sulter, Ai An de Souza, Mumtaz Karimjee, l'agence Black Women and Photography, le journal Polareys et ma favorite, Maxine Walker… Avec la notion de « Political Blackness », naît aussi une « positivité » photographique, qui lui permet de penser ou plutôt de faire avec une certaine intersectionnalité, entrecroisant race, classe et genre— et, avec l’épidémie de VIH/sida, les sexualités : de Tessa Boffin (1960-93), artiste lesbienne et militante à la reconsidération de la masculinité opérée par l’américain Lyle Ashton Harris, Ajamu X et surtout Rotini Fani-Kayode (1955-89).







                                                Ajamu X Black Bodyscapes, Heels, 1992

            Maxine Walker, Black Beauty. Her Room, Toner, Her, Eye Gel, Cleansing, Cotton Wool, 1993



    Rotimi Fani-Kayode, Bronze Head,1988, The Studio – Staging Desire 
    et en bas la série Adebiyi: Nothing to lose II, The Golden Phallus. Nothing to Lose VIII, et Every Moment Counts (Ecstatic Antibodies), 1989
     



    "LA CONVICTION QUE JE N'AI PAS GRAND CHOSE À PERDRE". 


    La partie LGBT étant, tout au bout du parcours, la moins mise en valeur, je passe directement à Rotimi Fani-Kayode, et au doublon de ses expos Tate Britain/Autograph Gallery —ses cibachromes sont à la Tate, ses noirs et blancs chez Autograph (ex ABP, Association of Black Photographers, avec la mission de montrer des photographes ou réalisateurices «mettant en lumière  des questions de race, de représentation, de droits humains et de justice sociale», que Kayode a présidé en 1988) . Emigré à Londres en 1983 depuis le Nigéria qu’il avait fui en 1966, venant d’une chefferie Yoruba, il se sent « triplement oustider : pour la sexualité, pour la dislocation géographique et culturelle [qu’il porte], et pour ne pas être devenu un employé respectablement marié. Cette position me donne la conviction que je n'ai pas grand chose à perdre. ». En effet, il n’y a pas de retour en arrière. Et, donc, il y va ! Les exégètes, de Stuart Hall et Kobena Mercer à Manthia Diawara ou Steven Nelson, interprètent diversement la « mise en pièces » somatique opérée par Kayode afin de défamiliariser les références Eurocentriques (mais aussi afrocentristes, mais aussi diasporiques), et notamment tout regard fétichiste porté sur les corps noirs et les masques —je pense là aux photos "noir et blanc' de Man Ray, qui exemplifieraient ce regard. Dans les compositions Caravagesques aux couleurs saturées, ornées de guirlandes de fruits et de fleurs, il s'agit aussi de croiser la cosmologie Yoruba à un homoérotisme affiché. Mais la cuisine du décor se photographie dans la cuisine! Ce que j’ai surtout remarqué (à Autograph notamment) avec ces photos noir et blanc où le corps noir nu apparait avec les coins de tables ou de buffet, la prise électrique, l'univers des tâches domestiques désidéalisant (de façon opposée à Mapplethorpe, par exemple).  Décor de cuisine ou cuisine du décor poussent une esthétique "requérant ce que les prêtres Yoruba et les artistes appellent une technique de l'extase" (Rotimi Fani-Kayode, 1988).  Une technique qu'on appelle, après Kayode lui-même, à faire fonctionner comme "anti-corps"  qui manquent si cruellement en ces temps d’épidémie et de racisme et d'oubli systémiques.


           
                          Single Mother with Father out of the Picture. 2007-8.
                        Toutes photos EL courtesy The Estate of Noah Davis and David Zwirner

                 
                    Ci-dessus et  Ci dessous  exposition The Missing Link, Roberts and Tilton Galley LA, 2013





                   
                                                           Série "1975"  (8) et (3) 2013



    The Architect, (l'architecte noir Paul Revere Williams)
     2009

    Pueblo del Rio: Arabesque, 2014

    " ÉCHOUER DANS LA PEINTURE PLUTÔT QUE DE RÉUSSIR DANS N'IMPORTE QUOI D'AUTRE"


    Chez Noah Davis (1983-2015) le « bon qu’à ça » de Beckett est devenu ceci : 
    « parce que je préférais échouer dans la peinture plutôt que de réussir dans n’importe quoi d’autre ». L’exposition du Barbican s’ouvre et se ferme par cette citation. C’est donc une exposition de peintures, Noah Davis en fut prolifique pendant huit ans, jusqu’un mois avant sa mort. Mais pas que. Il y a, par exemple, le coup de force par lequel il choisit d’ouvrir The Underground Museum en 2012 (son musée d’art « world-class » accessible à toustes gratuitement dans le quartier majoritairement Latinx et noir de Arlington Heights (LA)), sous le titre d’Imitation of Wealth (d'après Sirk) et avec des versions-faites maison de Koons, Flavin, Smithson ou Duchamp ; ou la première collaboration du musée avec la collection du MOCA, la présentation d'un film de William Kentridge ; il y  encore l’évocation de ses sources, sa collectionnite d’images trouvées aux Puces, données par son frère Khalil Joseph, ses amies, son épouse Karon, à la télévision ou chez Manet, Kaspar David-Friedrich, Rothko, Romare Bearden, Marlene Dumas Luc Tuymans, Kerry James Marshall, puis digitalisées en BESTPAINTERALIVE.COM. 
    Il n’y a pas que des peintures dans le parcours, mais c’est elles qu’on retient, regroupées plus ou moins chronologiquement en épisodes d’expositions : « Nobody » (2008 juste avant l'élection Obama) « Savage Wilds », (2012, ou l’humiliation des noirs à la télévision), « The Missing Link » (2013) « Seventy Works » (2013) « 1975 » (2013, d’après des photos prises par sa mère), « Pueblo del Rio », située à Los Angeles et « Congo » situé au Congo (2014, entre deux chimios). 
    Arrêtons là l’inventaire. C’est très très beau. Depuis ce cavalier solitaire, émergeant d’un fond noir et chevauchant une licorne (allusion au décret de 1865 accordant aux esclaves libérés « 40 acres and a mule »-ici transformé en 40 Acres and a Unicorn, 2007), ou ces regards hors-champ de l’enfant et de sa Single Mother with Father out of the Picture, 2007-8 (1e salle)…Jusqu’aux trois tableaux peints juste avant de mourir —un enterrement, deux petites filles dormant sur un canapé, un homme seul devant une unité de stockage, trois images d’abord photographiques devenues des lieux de contemplation picturale. Ce n’est pas que Davis joue les virtuoses. C’est plutôt cette tension, dont parle son amie Helen Molesworth « entre le prosaïque et le surnaturel », qui tient en haleine. Cette tension innerve la cohabitation peinte des figures et leurs aura fantomatiques, rêves, dispersion, magie ou leurs esprits frappeurs, qu’ils soient des peintres ou des mythes,. Les premières sont précisément situées, à la fois dans leur environnement, le coin de rue, le parc, le grand ensemble, devant le gouffre (le père de Noah Davis), à la maison, dans la piscine publique, etc. où se trouvent des corps noirs, donc porteurs de l’histoire afro-américaine. Les deuxièmes brouillent, assombrissent, surexposent, révélant seulement en partie et oubliant donc aussi en partie ce qu’on voit (et donc,ce que je vois, en tant que personne blanche, ce dont Noah Davis était parfaitement conscient). Si les peintures obligent à ralentir c’est sans doute parce qu’elles retiennent cette proposition toujours d'actualité: celle d’une ville et d’une "vie bonne",  celle d’une vie et d’une ville où les personnes racisées (et les hommes noirs particulièrement visés par la violence policière) pourraient lire tranquillement le journal sur un banc improvisé. « If I’m making any statement, it’s to just show Black people in normal scenarios, where drugs and guns have nothing to do with it”
     



                                              série Pueblo del Sol 2014


    RIOT OR DEATH

    Ce qui nous ramène à la première exposition, à cette photo de Pogus Cesar, figurant les soulèvements de Handsworth à Birmingham (1985), où l’on voit John Akomfrah lisant le journal souriant, assis sur un banc. La Une dit : RIOT OR DEATH

    "Il n'y a pas d'histoires dans les émeutes, répétera Akomfrah, seulement les fantômes d'autres histoires". C'est ce qu'a dit une femme du quartier à un journaliste qui la harcelait pour obtenir un témoignage oculaire sur les émeutes de Handsworth en 1985. Ce dialogue est repris dans le film Handsworth Songs (1986) du Black Audio Film Collective. Je crois qu'il va me servir de titre. C'est fait. 
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                                                                                                            (photos DR)



    En 2022 a lieu une table-ronde à la Cinematek. Stéphane Gérard et Lionel Soukaz sont à Bruxelles, je suis à Paris, par Zoom. Lionel vient d’assister à la projection d’En Corps+, montage coréalisé avec Stéphane de son journal video Annales (1991-2014) —une contre-chronologie de l’épidémie du VIH/sida filmée par Lionel, qui a été à Paris aux endroits où on discute, on manifeste, on die-in, on kiss-in, on regarde les images officielles à la télé…— pour l’exposition du MUCEM (VIH/sida l'épidémie n'est pas finie). C’est la première fois qu’il voit En Corps + sur grand écran. Il est en larmes, il est complètement secoué par ce qu’il vient de voir, et il ne peut ni ne veut parler. 

    C’est pour ça qu’on se lance bravement, Stéphane et moi. A un moment, on entend sa voix hors-champ préciser le type de caméra qu'il utilisait: « Une V5000». Puis il apparait, figure la taille d'une caméra imaginaire entre ses mains écartées. Puis il repart se cacher derrière une rangée de sièges. Désormais, à chaque fois que Lionel reprendra la parole, je verrai sur mon écran une créature rampante se diriger vers l’estrade depuis les dessous où elle s’est tapie. Cette vision est juste... Une vague d'amour, d'admiration, un énorme rire, je ne sais pas. J’ai su que le lendemain, à l’erg (l'école d'art), Soukaz et Stéphane avaient livré aux étudiant·es une journée totalement éblouissante. 

    Dans la vérité crue d'un corps refusant la position "assise", une fois de plus, Lionel nous laissait (littéralement), quelque chose qui faisait résistance à toute stabilité, à tout geste fondationnel, à toute réunion, à tout principe organisateur des relations sociales voire ou communautaires. Ce corps, c'est Lionel qui se "laisse" affecter, le dit et le montre. Mais bien plus encore, c'est le cinéma de Lionel Soukaz qui se meut et s'émeut. Un cinéma où la puissance singulière de l’affect se trouve une forme, qui est aussi une forme de résistance. On l'appelle aussi: "éros militant"- terme sous la bannière duquel on s'est retrouvé·es, quatre jours de décembre 2013, à Vincennes et à la BNF, et plus encore. Lionel se taisait. Il a tout filmé.

    Cette forme, ces formes ne sont pas divisibles de sa rencontre avec le F.H.A.R. à 18 ans, avec Guy Hocquenghem, avec « Le désir homosexuel est l’assassin des moi civilisés » (GH). Je vous fais confiance, vous lirez les textes de Nicole Brenez, d'Olivier Neveux, le livre d'Antoine Idier sur Hocquenghem et l'interview de ce dernier en 1981 par Douglas Crimp (cf. Before Pictures). Et ce, pour entrer dans Race d’Ep 1979 (pour une histoire des représentations de l'homosexualité mascuine) dans Ixe, 1980 (pour le cache-cache du corps et la censure) ou dans Maman que man, 1982 (la mort de maman, l'héroïne). Car je n'arrive pas encore à écrire sur notre jeunesse à la fin des années 70 (à Paris, dans le monde occidental) avec ces éclats diffractés de vitalisme insolent sur basse continue de désespoir, de police partout, d'overdoses et de drogue, de violence des retours à l’ordre social, avec ce désir, donc, que Lionel Soukaz met sur (et dans) le plan de cinéma. 




    Face à ses films, il y a la censure, et la grande "panique gay" d'un comité de vieux mâles blancs supposément experts (ils doivent l'être) ès pornographie.  En 1978 Soukaz organise avec le GLHPQ (je le cite) "un festival Ecrans roses et nuits bleues, à La Pagode, à Paris. Le ministère de l'Intérieur a décidé de saisir tous les films qui n'avaient pas de visa d'exploitation". Race d'Ep est classé X (le X, interdiction au moins de 18 ans introduite par Michel Guy, alors ministre de la Culture, qui n'a pas fait que des bonnes choses). Pour répondre, un-film rafale:  Ixe, 1980. Lionel Soukaz emploie et réemploie des sources audio-(la belle de Cadix!) et visuelles, malaxant les fulgurances du désir avec la dégueulasserie des va-t-en guerre et des pompes papales en un gigantesque cut-up provocateur. Jeté à la tête des censeurs, Ixe est interdit, alors qu'il ne contient aucune séquence de sexe explicite. On en parlera au séminaire de Françoise Gaspard/Didier Eribon, à l'EHESS, au tournant des années 1990-2000. 



    Soukaz citant Pasolini : "La commercialisation du sexe n'est pas une preuve de libération mais d'ingérence du commerce dans la vie sexuelle"? Il faut à ce sujet regarder "Royal Opéra", la troisième séquence autonome de Race d'Ep, où se joue un nocturne pour une topographie parisienne des plaisirs (avec Hocquenghem, Copi, Le Talec, Bory au bar du Royal Opéra, avec les Tuileries, avec les quais de la Seine): c'est aussi histoire d'une tentative de drague d'un hétéro par un pédé, reconstituée grâce au récit en voix off des deux protagonistes, qui repartent seuls. C'est aussi une tentative de récit de la normalisation, entre nuit et jour, d'une homosexualité dont l'"inassimilabilité" devient histoire·s, patrimoine, archives à déposer. 

    Entre 1979 et 1985, Soukaz a fait 14 films. A partir de 1986, il fait de la gestion de stocks de meubles de bureau, il travaille au bureau d'aide sociale dans le 17è arrondissement... Il est séropositif.  Hocquenghem a appris sa séropositivité lors du tournage de Tino, peplum anti-impérialiste (sic) et meurt du sida en 1988. Copi meurt aussi...Les enterrements se succèdent à la vitesse de la mitraille, comme les visites à l'hopital Claude Bernard, la zone de relégation des personnes vivant avec le sida, dont Soukaz filme les murs. Lionel Soukaz a abandonné le cinéma. A partir des années 1990, il va se consacrer à la continuité d'un journal vidéo qu'il appelle Annales (1991-2014.). Des milliers d'heures en vidéo "qui forment à la fois un journal intime et un témoignage sur la lutte contre le sida, ce sont des archives de tous ceux qui sont morts." 

    J'ai tenté dans Ce que le sida m'a fait, de raconter ces Annales. Pour qui les regarde (plus d'un millier d'heures ) elles ne font pas que "documenter", ou pas seulement, l'histoire d'une subjectivité, d’une communauté, d’une réalité politique et sociale du VIH/sida. Il  "fait" cette histoire, il participe de cette histoire au plan du cinéma. Soukaz en compose une chorégraphie de la protestation, opposée aux représentations normalisatrices et neutralisantes du cinéma "sur" l'homosexualité et "sur" le VIH-sida, et dont la vitalité tient à ses capacités à mettre en scène les contradictions entre la rhétorique de l'engagement et les vicissitudes de l'émotion.





                               Exposition 100 Polaroïds de L.S., Librairie Vigna à Nice


      

                       Exposition Lionel Soukaz dans le hall de Paris VIII, St Denis 2013


    Celle-ci est persistante. Au début ses années 2000, alors que les Archives du film français restaurent ces premiers films, j'entends un jour Lionel hurler dans une réunion publique. "On restaure mes films et je n'ai pas un sou pour en faire aujourd'hui ". Tel est le paradoxe dramatique de toustes celleux dont la "redécouverte" signe la délinéation d'un corpus qui vaut aussi pour leur mort artistique. Cet arrêt, c'est avec Stéphane Gérard que Lionel va le contourner. En rendant Annales vivantes. Ensemble Stéphane et Lionel vont composer une première série de Carottages, coups de sonde plus ou mois hasardeux au travers des couches vidéographiques d'Annales. Puis, il y a ce dépôt d'Annales à la Bibliothèque Nationale de France, avec un colloque (et une exposition) qui remet le travail en circulation.  Puis il y a En Corps + pour le MUCEM et Artistes en Zone Troublés pour Exposé·es au Palais de Tokyo. 



                                                        Stéphane Gérard et Lionel Soukaz





    En Corps + (2022) et Artistes en zone troublés (2023) pour moi, composent deux visions, au sens fort de ce terme, de ce qu'il est possible de faire avec des Annales filmées, conservées inventoriées: d'un côté, se compose, par le montage, une histoire visuelle des minorités de genre qui place les acteur·ices, à hauteur des corps qui construisent ou qui lisent cette histoire. De l'autre, la caméra et le corps qui la tient se retourne du côté du regard d'RV (Hervé Couergou) , la personne aimée, qui, elle, retourne l'histoire officielle comme une insulte et propose des échappées, des pistes, des codes de survie, et qui revient ici nous hanter, persistant fantôme. 


    François Piron écrit sur Instagram: "une image d'Artistes en zone troublés, son dernier film, monté avec Stépane Gérard . L'image superpose Hervé, l'amant décédé du sida pour lequel Lionel a réalisé en 2023 cette élégie, à l'atelier de Michel Journiac, où trônait ce squelette devenu fantôme vidéo. Au début du travail sur Exposé·es, l'exposition pour laquelle ce film a été réalisé, j'avais fait le calcul du nombre d'heures d'ouverture de l'exposition et remarqué qu'on aurait presque pu diffuser, en continu, toutes les bandes du Journal Annales, les archives vidéo des années 90 de Lionel aujourd'hui numérisées à la BNF. Bien sûr c'était assez stupide et Stéphane m'avait mis en garde des centaines de personnes filmées qu'il faudrait contacter et on avait changé d'idée pour faire ce qu'il fallait, c'est-à-dire proposer un nouveau film à Lionel, qui est merveilleux de drôlerie et de tendresse. Montré pendant trois mois @palaisdetokyo et repris plus tard au fid, à Berlin, à New York..." 






       En corps +  (haut) et deux images d' Artistes en zone troublés (bas) dans Exposé·es Palais de Tokyo, l'une du film, l'autre de l'un des textes exposées dans la salle
     








    Je ne peux pas terminer ce texte sur cette note enthousiaste sans évoquer le principe de réalité. A Marseille, où Lionel vivait dans un bâtiment insalubre, une procédure d'évacuation d'urgence s'était mise en place l'an dernier et la police avait expulsé tous les habitants de l'appartement de Lionel, qui les hébergeait. Le cinéaste avait trouvé un logement grâce à la mobilisation collective des ami·es, poètes, artistes et militant·es. Mais ses archives personnelles sont passées à la benne. Tel a été le verdict d'une culture néo-libérale et de ses "mondes nouveaux" (programme Macron) où se fabriquent des individus " nouveaux" (expression de Carla Gillespie) êtres humains apolitiques et atomisé·es dans la start up nation de l'art, même s'iels sont parfois en proie à des colères sporadiques (ce que je fais là maintenant). Lionel n'avait pas de place dans ce monde-là. Il est parti, a-t-on dit, dans son sommeil. 
     





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    En guise d'avant-texte, celui-là  je suis en train de l'écrire, je reproduis ici une interview que Lionel Soukaz m'a donnée en 2002, pour Libération. Je pourrais aussi reproduire, mais c'est trop long, le chapitre de mon livre Ce que le sida m'a fait sur le Journal Annales (1992-2013) de Lionel Soukaz. Ou (re)traduire ce texte  que j'avais produit en français, traduit (William Bishop) en anglais et publié en polonais.... Ou bien, ou bien....

     
    La censure, Lionel Soukaz connaît. Né en 1953, il a vu ses films Race d'Ep (pédé, en verlan) classé X en 1979, et Ixe censuré en 1980. Cinéaste de la libération homosexuelle des années 70, en compagnie de Guy Hocquenghem (auteur du Désir homosexuel et cosignataire de Race d'Ep, notamment), René Sherer, Michel Foucault, Copi ou Michel Cressole, Lionel Soukaz filme l'absolu du «corps que le désir ou la mort révèle», selon les mots de l'artiste Michel Journiac. Soukaz, auteur pourtant prolifique, s'est arrêté de filmer une bonne partie des années 80. Aujourd'hui, ses films brûlots classifiés X sont classés monuments historiques, officiellement restaurés et thésaurisés. «Mais je ne pourrais plus faire les films d'alors, et j'ai du mal à montrer ceux que je fais maintenant», dit Soukaz. Un paradoxe que nous avons voulu évoquer à l'occasion d'une carte blanche donnée à Lionel Soukaz, au neuvième Festival de films gays et lesbiens de Paris (lire encadré).
     
    D'où vient votre rencontre du cinéma ?
     
    Il y avait la cinémathèque de Chaillot, où j'ai passé une grande partie de mon adolescence. En plus j'animais un ciné-club au lycée Turgot, vers 16-17 ans, juste après 1968. Je programmais Dziga Vertov, Eisenstein. Le cinéma était pour moi un endroit sombre où je pouvais espérer voir sur l'écran ce que je ressentais profondément en moi, des désirs pour les personnes du même sexe. Les Amis de Gérard Blain avait été un choc. Dans le cinéma hollywoodien, l'homosexualité des personnages était toujours éludée, au profit d'une image d'alcoolique ou d'impuissant.
     
    J'ai découvert un autre cinéma à la fois lesbien et gay, lors du premier Festival du film homosexuel à l'Olympic à Paris en 1977, sous l'égide de Frédéric Mitterrand et la bannière du GLHPQ (Groupe de libération homosexuelle, politique et quotidien). C'est là, à un débat, que j'ai vu Guy Hocquenghem pour la première fois ; je me souviens qu'il y avait tellement de monde que l'estrade s'est écroulée. Je connaissais aussi le critique Jean-Louis Bory. Au festival de Toulon en 1973, je lui avais montré Lolo Mégalo blessé en son honneur, qui était mon coming-out.
     
    Le cinéma pour vous était un révélateur ?
     
    C'était la libération de se dire : moins à la famille, qui le savait déjà ­ pourquoi perdre son temps à la faire pleurer ? ­ qu'à une nouvelle famille, choisie. Et puis grâce à tous ces hommes érudits que j'ai rencontrés alors, j'ai pu à la fois faire un travail sur mes fantasmes, mon désir d'amour, et aussi raconter une histoire qui serve à quelque chose ou à quelqu'un. Race d'Ep, c'est à la fois les petites histoires et le grand récit du mouvement homosexuel, depuis l'invention du mot en 1860.
     
    Pourquoi le cinéma expérimental ?
     
    Comme le sexe. C'est une préférence. Au film formaté, académique, j'aimais toujours mieux Jean Vigo, Maurice Lemaître et tout le cinéma underground américain depuis Kenneth Anger et Jack Smith. Je suis entré d'emblée dans un monde où je n'avais pas à solliciter un milieu d'argent qui, de toute façon, m'aurait refusé. Dans le cinéma expérimental, on rêve et on vit l'image en même temps qu'on la filme, en échappant aux réseaux des producteurs et des distributeurs.
     
    Vous avez très vite été confronté à la censure.
     
    J'ai organisé en 1978 avec le GLHPQ un festival Ecrans roses et nuits bleues, à La Pagode, à Paris. Le ministère de l'Intérieur a décidé de saisir tous les films qui n'avaient pas de visa d'exploitation. On nous avait refusé la dérogation qui est donnée à tout festival, parce que nous présentions en même temps des candidats aux élections législatives. Nous utilisions le cinéma comme plate-forme politique. Il y a eu une attaque d'un groupe fascisant, des blessés. Puis Race d'Ep en 1979 a été classé X : j'étais contraint de couper tous les sexes apparents. N'en pouvant plus, en 1980, j'ai réalisé Ixe, qui était un inventaire de tout ce qui permettrait d'agresser directement la censure et ça a marché, le film a été totalement interdit. C'est sous le ministère de Jack Lang qu'il a pu être interdit «seulement» au moins de 18 ans. La loi sur le X, créée en 1976 par Michel Guy, a produit la catégorie du cinéma pornographique en l'excluant des autres genres, ce qui me paraît aussi absurde que lorsqu'on coupait les sexes sur les statues. Mais la censure, c'était également ce brouillard répressif des années 70, lorsqu'on n'était majeur qu'à 21 ans.
     
    Depuis 1981, l'homosexualité est dépénalisée. Aujourd'hui, on oublie le sida et l'on glose sur le pouvoir d'achat du pédé blanc moyen...
     
    La commercialisation du sexe n'est pas une preuve de libération mais d'ingérence du commerce dans la vie sexuelle, disait Pasolini. Je continue à faire des films aussi simplement qu'avant. J'essaye d'être très proche des associations les plus radicales, c'est ma famille, le pédé reste pour moi un compagnon des exclus, les déshérités, au côté des prisonniers, des prostituées... Je suis fidèle aux utopies de ma jeunesse. Simplement, j'essaye de ne pas refaire les mêmes erreurs : face à un régime répressif auquel on ne voyait pas d'issue, je suis tombé dans des paradis artificiels qui m'ont fait du bien mais aussi beaucoup de mal. Maintenant j'ai envie d'être en excellente santé pour être un très bon résistant. J'ai enregistré dans les années 90, plus de mille heures en vidéo qui forment à la fois un journal intime et un témoignage sur la lutte contre le sida, ce sont des archives sur tous ceux qui sont morts.
     
    Où trouvez-vous votre plaisir de filmer ?
     
    Dans l'amour des autres et leur beauté. Dans I live in a Bush world (2002), j'évite de montrer Bush, au profit de l'admiration que j'ai pour ceux qui manifestent leur refus d'être broyés par les politiques. J'ai commencé à filmer par envie d'aimer et d'avoir des amis, des êtres qui pouvaient être des spectateurs mais aussi des créateurs ; je suis souvent présent lorsque mes films passent et ça me permet d'avoir un retour. Le cinéma m'aide toujours à penser que je ne suis pas seul.

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  6.            Le motif de l'enquête: l'étude de Robe de chambre pour Balzac, plâtre de 1897 reconstitué 2024



    Nous le claironnons avec @urban__james__ @patriciafalguieres et aussi @cathruello1 : Corps in-visibles, une enquête autour de la Robe de chambre du Balzac de Rodin est l'une des meilleure exposition de l’année 2024 — en cette fin d'année, elle contraste de plus belle avec l'accumulation capitaliste de certaines manifestations parisiennes, qui entassent les oeuvres et les visiteur·euses.  Celle-ci, au contraire, fonctionne, comme Marine Kisiel sa curatrice l'a expliqué à @urban__james__"sur le mode de la décrue", pour ce qui concerne le nombre de choses montrées: elle fait le vide, pour mieux donner à sentir son argument, son récit, qui est celui d'un artiste qui fait le vide pour donner corps en sculpture. 






                                       Entrer dans l'exposition. Il s'agit de se demander quels corps comptent?


    Mais d'abord, cette exposition s'enveloppe dans la négativité des mouvements sociaux qui, depuis une dizaine d'années environ, refuse toute représentation. Elle n'en parle pas mais je pense à nous à OuiOuiOui (collective de combat constitué fin 2012 contre la Manif pour Tous, défendant l'ouverture à toutes et tous du mariage, de l'adoption et de la PMA jusqu'à son vote et après, en 2014) qui ne voulions pas de représentations officielles ou de porte-parole imposé qui la monopolise. "Le féminisme n'a jamais tué personne", lit-on sur l'une des banderoles  passant dans la video où on voit le déboulonnage , la peinture,  le "taggage" offerts  aux statues érigées des colonisateurs, des dictateurs, des prédateurs au moment de Black Lives Matter.  L'expo s'inscrit ainsi politiquement, dans  questionnement récent des représentations "des grands hommes" des XIXe et XXe siècles dans le dur des statues ou les noms des rues,  par un corps social qui ose défaire en face à face leur violence majoritaire. Et elle affiche des citations de Paul B.Preciado (à son entrée) et Laure Murat (à la sortie). 



    Balzac par Balzac, 1835-5 Plume et encre



    "perfectionnement de l'art du tailleur" et schéma de "saumamètre" 1827


    Rodin, Moule en creux et épreuve pour une tête de Balzac, 1891 (masque du charretier tourangeau servant de modèle pour le "type de Balzac",  Plâtre

    Cette négativité première est ce quoi toute œuvre de représentation se colle. Elle s'écrit sur de l'absence: Rodin s'y confronte concrètement lorsque  la Société des gens de lettres lui commande une statue de Balzac, quarante ans après la mort de celui-ci. Comment lui faire "prendre corps"? A ce corps absent en question, Rodin s'applique à faire, littéralement,  le tour. Il collecte toutes les images et les descriptions y compris et surtout caricaturales, y compris celle de l'écrivain par lui même, irrésistible;  il l'enracine dans un déterminisme régional tourangeau, pour trouver un modèle  vivant ;  il consulte également le tailleur de Balzac. Celui-ci apparait en effet déjà comme un "vestignomone", comme si sa théorie des humains dans La Comédie Humaine passait par leurs costumes et leurs variations, leurs humeurs et les modes



                                             Mesuréotype à l'usage des tailleurs, 1850, Brevet


     L'éventail des connaissances et des références de Marine Kisiel, historienne de l'art actuellement conservateur·ice à Galliéra, permet à l'exposition de remettre en perspective cet élément souvent invisible des cultures matérielles: l'obsession des mesures qui se manifeste au XIXè siècle, dans toutes les technologies appliquées à la fabrication du vêtement et à sa reproductibilité industrielle (la confection), pour lesquelles des milliers de brevets sont déposés.  L'exposition  mobilise alors toutes ces applications corporelles de la « mesure »  du XIXe siècle par les métiers de la mode. Mètres-rubans, schémas de perfectionnement, "basiomètre" pour hommes, "mesure Herviou", "saumamètre", "métromètre", "mesuréotype", "corporimètre"  etc. composent un répertoire de graphiques et de schémas de construction d'appareils ressemblant au mieux à des corsets au pire à la Colonie pénitentiaire. C'est montrer, bien mieux que nombre d'ouvrages, à quel point l'observation a partie liée, au XIXe. au moins,  avec l'instrumentalisation, et à quel point celle-ci s'articule à l'établissement de normes auxquelles le corps doit s'ajuster, plutôt que le vêtement. 



    Costume de Balzac refait au mesures données par son tailleur René Pion, 2024

                  
                        Vue d'exposition avec l'étude de nu au gros ventre, le masque, la veste et la redingote

                                                               L'Etude C du Balzac de Rodin
                                                                        


    C'est ainsi que Rodin se confronte à un problème, celui de la démesure d’un corps estimé hors normes, donc jugé  inajustable. Cette confrontation se marque par la reconstitution 2024 d'une veste de costume de Balzac selon les mesures opérées par son tailleur Louis Pion, en 1842,— une reconstitution que Rodin avait lui même requise en 1893. Cette veste  est placée à côté d'une redingote attribuée à un homme "fort", en- fort-contraste.  La grossophobie existe déjà semble-t-il aux temps de Rodin et ses études d'un Balzac juste, c'est à dire "à gros ventre" ou plus abstraitement "immense" lui sont refusées. Elles sont exposées à Rodin. 



                                                            L'Etude de robe de chambre vue de dos

    Il s'agit donc de faire le vide.  Par la robe. Celle "de moine" qui enveloppe l'écrivain, selon Théophile Gautier, "en guise de robe de chambre", associant avant Virginia Woolf la pratique de l'écriture à celle d'une chambre à soi. Une chose qui drape, plisse, cache et qui, dans sa matérialité même, désajuste . Et voilà Balzac devenu Albertine, à qui le narrateur offre des robes de chambre de Fortuny (ici ajouter un souvenir personnel de Venise). Rodin passe à la pratique : celle du moulage de robe de chambre pour "donner corps" sans corps, ou plutôt, en le vidant du corps, un corps non-humain sans doute . Sauf un pied sculpté. Un bout de pied en effet reste là avec l'enveloppe,  ajustant ici le Chef d'Oeuvre Inconnu, texte de Balzac adapté  à la lettre!!!  (dans la nouvelle de Balzac  c'en effet un petit pied "mignon" qui reste comme trace figurale au sein d'un amas de couleur sans contours discernables)  La "muraille abstraite" du Chef d'Oeuvre prend ici la forme d'un textile recouvert de plâtre, d'où le corps s'est ou plutôt a été échappé par une césure et remplacé par des armatures d'où le moulage s'échappera à son tour.  Ainsi il apparaît "en creux" (la technique), composant un ajustement presque impensable qui le fait "passer pour" (au sens de "passing" anglais) le corps, même. Un double vide, en somme. 


     



    La robe de chambre de Balzac en cours de moulage dans l'atelier, photo de 1897



    Là, parler du spectral, du fantôme, de cette matérialité qui l'ajuste.  

    Pour « bander » sculpturalement ce corps incontenable. 




    Rodin, Deux esquisses de Balzac vêtu, 1891-5, terre cuites;  Homme vêtu, Balzac ou le Bourgeois de Calais, 1891-5, et Balzac, robe de chambre, 1897, terre cuite. 



    Reste également l'échappée  qui ajoute ce moment décisif du modelage. Moment qui, comme son nom ne l’indique pas, se défie et se défait d’un modèle, y en a marre, on lâche tout,  pour reporter le vif sur la main qui agit et sa performance, qui rend possible un Balzac "émancipé" , hors de sa niche, sinon autonome.

     

    Alors, la question du monument et de sa dédicace ("à Balzac à Rodin ") surgit de plus belle, signant d'ailleurs aussi son nomadisme : refusé par ses commanditaires en 1898,  le monument  est aussi effacé de son lieu de destination, il ne sera installé qu'en 1939 boulevard Raspail. Son ubiquité persiste, il est également dehors dans les jardins du musée Rodin,  du musée de Hakone (Japon), du musée de Middleheim (Anvers).




                     

                                   Le plâtre du Balzac de Rodin 1898 et la statue en bronze de Thomas J Price, Reaching out , 2020.



    Le travail @marinekisiel mobilise aussi bien Wittkower  et Judith Butler, la propriété industrielle et l'industrie de l'atelier (du sculpteur, Rodin particulièrement —et jusqu'à aujourd'hui), la caricature et la texture,  Jean-Christophe Bailly et Daria Marx,  l'enquête sur le terrain et l'expérimentation,  l'exposition et le livre,  le politique et le technique. 


    C'est marrant. Le livre de Rosalind Krauss Passages  Une histoire de la sculpture de Rodin à Smithson (la traduction française de Passages in modern sculpture, 1981 fut publiée en 97) s'ouvre avec cette description du Rodin de Balzac comme passage de la statuaire architecturale à la sculpture moderne qui n'a d'autre lieu que son socle- ou pas, et qui résiste à produire du sens en dehors de l'expérience visuelle qu'elle propose en surface. L'exposition et le livre de Marine Kisiel remontent bien loin en amont vers toutes les procédures matérielles et idéologiques qui, du vivant de Balzac et surtout après sa mort, veulent célébrer un "Grand Homme", un vocable qui inclut certainement et Balzac, et Rodin, en incluant son caractère phallique dans le "look" du monument.  


    Anecdote significative? Certainement. 


    l'exposition : CORPS IN-VISIBLES commissaires Marie Kisiel et Isabelle Collet,  jusqu'au 2 mars. Le livre, Marine Kisiel, Dérobades. Rodin et Balzac en robe de chambre, éditions B42


     



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  7. Deux ou trois choses que je sais des Pays de la Loire (dont j'ai failli il y a longtemps devenir conseillère arts plastiques, Mario Toran m'ayant alors proposé de le remplacer alors qu'il entrait dans la phase sida de l'infection à VIH); on m'a dit qu'il s'y était développé une activité culturelle et pédagogique intense et ce, malgré la tendance catho de droite de la région ; on m'a dit que son maillage culturel  de Nantes à Saint-Nazaire, du Mans au Sable d'Olonne, était lui aussi intense; on m'a dit que Jean Genêt y avait été emprisonné (Fontevraud), que Fabrice Hyber y était revenu (en Vendée)  beaucoup d'amies de Claude (Cahun) et Marcel (Moore) s'y étaient installées, de Nantes au Croisic... Or, c'est la première région dont la présidente Christelle Morançais —il faut le dire, remplaçante de l'infâme ministre de l'Intérieur Bruno Retailleau—déclare vouloir couper jusqu'à 73% du budget de fonctionnement pour la culture. voici la pétition à signer ici





     Nous sommes des artistes, travailleuses et travailleurs dans la culture, liés aux Pays de la Loire. Nous sommes choqué·es par les récentes déclarations de la présidente du Conseil Régional, Madame Christelle Morançais, et terrifié·es par les arbitrages budgétaires qui seraient prévus au vote de l'assemblée régionale du 19 décembre 2024.

    ll serait donc question d'une coupe drastique allant jusqu'à 73% du budget de fonctionnement de la culture, interrompant totalement dès 2025 les subventions allouées aux festivals, aux théâtres, aux musées, aux opéras, aux maisons d’auteur·rices, aux centres d’art, aux productions audio-visuelles, aux artistes, mais aussi aux clubs sportifs et aux associations œuvrant pour l'égalité Femme/Homme et la solidarité. C’est un coup porté à la société civile tout entière. Aucune autre région n’a fait de tels choix à l’échelle nationale.   

    Nous avons choisi de vivre dans cette magnifique région et d’y développer nos activités. C'est ce territoire que nous arpentons chaque jour avec nos mots, nos œuvres, nos spectacles, nos concerts, nos images, nos films, parcourant les bibliothèques, les écoles, les collèges, les lycées, les maisons de quartiers, les librairies, les maisons de retraites, les hôpitaux, les prisons ... Et c'est dans ces lieux que nous travaillons.

    Chaque jour, nous constatons la vitalité culturelle de cette région. Nous savons qu’elle est le fruit de décennies du travail patient de femmes et d’hommes engagé·es qui ont œuvré à la décentralisation culturelle, faisant en sorte que les communes, les départements, les régions et l’État s’entendent pour créer des institutions ouvertes à toutes et tous, soutenir les initiatives citoyennes, l'entrepreneuriat culturel et faire vivre le patrimoine. 

    Ce modèle français, qui repose sur le financement croisé des collectivités et de l'État, a produit partout émancipation, désenclavements et partage des savoirs. C'est ce modèle qui a engendré la diversité culturelle et l'attractivité des régions et des villes de France que le monde entier nous envie. 

    Tout cela est aujourd’hui violemment attaqué par la Région Pays de la Loire, qui sous couvert de la cure d'austérité imposée aux collectivités par le gouvernement Barnier, annonce 100 millions d'économie (quand on lui en demande 40), dont une bonne partie prise sur la culture, le sport, l'égalité Femme/Homme et les solidarités, arguant que “dans de nombreux domaines, la région n’a plus vocation à intervenir, ou à intervenir autant”. 

    Ce virage politique, pris sans concertation aucune et du jour au lendemain, ferait vaciller tout l'écosystème en fragilisant ses grands équilibres. 

    Nous dénonçons ce qui s’apparenterait à un plan social de la culture. Cette décision serait mortifère pour les 150 000 emplois concernés, qu'ils soient permanents ou intermittents, et pour tout un ensemble de professions libérales et de petites entreprises qui gravitent autour du secteur de la culture publique, hautement créateur d'emplois et de richesse économique.  

    Nous dénonçons l’incohérence d'une politique régionale qui dénature par ses choix dangereux ses trois priorités politiques : la jeunesse, l’emploi et la transition écologique.

    Nous dénonçons une dialectique visant à créer de la division au sein de la société, à désigner les bonnes et les mauvaises manières de produire de la vie artistique et culturelle, alors que c'est la combinaison d'un secteur public de la culture en bonne santé avec des industries culturelles dynamiques qui fait la richesse et la variété du tissu culturel français. 

    Nous demandons, enfin, que les mécanismes démocratiques soient respectés, et que les acteurs et actrices culturel·les soient concerté·es dans la prise d’une décision aussi lourde de conséquences pour l’ensemble des électeur·rices, citoyen·nes, usager·es ligériens et ligériennes.

    Ajoutez votre nom à la liste des premiers signataires ! signez la pétition  !



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  8.  
                               

                                          Détail d'un des Raboteurs de parquet, 1875 


                   
    Vue d'exposition avec la grand tableau de l'Art Institute de Chicago: Vue de Paris, temps de pluie; Intersection de la Rue de Turin et de la Rue de Moscou, 1877.




    Séduite par l'exposition Caillebotte et ses cartels*, je me suis trouvée abandonnée par les critiques paresseuses où bourdonne un "anti-wokisme" basique**. C’est toujours un peu énervant de voir qu’ils (des hommes, pour la plupart comme par hasard mais il y a eu aussi des femmes sur France-culture) n’ont probablement pas fait le travail de base, c’est-à-dire de revenir aux textes de l'historiographie « classique ». Ces classiques sont anglo-saxons et souvent non traduits, comme beaucoup de ce qui concerne l’histoire des artistes français·es de la deuxième partie du XIXe siècle. C'est d'ailleurs souvent l'affaire des femmes que d'écrire cette histoire de l'art, plus particulièrement pour Caillebotte: Griselda Pollock (1988), Tamar Garb (1998) qui n'ont manifestement pas été complètement lues ou le volume édité par Norma Broude (2002)  —sans oublier d'autres classiques, Kirk Varnedoe (1987), Mary Morton & George Shackelford (2015). Beaucoup de ces études anglo-saxonnes (Samuel Rayborne, 2020) se sont intéressées à l'optique particulière de Caillebotte au regard des questions de genre, en lien avec l’advenue de la 3è République, d'une idéologie patriarcale républicaine du travail et des classes, ainsi que d'une version Haussmanisée de l'espace public—tout au moins celui de Paris après le Siège prussien et la Commune, que Caillebotte (1848-1894) peint une partie de sa courte vie (il est mort à 45 ans).



                            Deux versions des Raboteurs de parquet, vers 1875.



    Le pont de l'europe



                                            Jeune homme à sa fenêtre. Dessin de l'homme au parapluie


    Un refuge, boulevard Haussmann, 1880


    Il ne s’agit pas d'énoncer que Caillebotte était gay, pédé, homosexuel et tutti frutti, comme les critiques en question reprochent à ces textes d'avoir dit. Ceux-ci ont bien plutôt rendu compte de l'intérêt de l'artiste pour les hommes (son "biais masculin") et de son oeil ouvert non seulement sur des corps masculins solitaires, mais aussi sur des formes et des lieux de sociabilité entre hommes, comme quelque chose qui nous parle aujourd’hui. L'homoérotisme de ce "Between men" ('Eve Kosofsky Sedgwick) ne se confond pas avec l'homosexualité et, il faut bien le dire, apparaît comme bien plus insupportable à certains yeux. En effet, je ne doute pas une seconde que les critiques en question ne nient aucunement l’homosexualité de Proust, alors pourquoi pas Caillebotte? Ce n'est pas ça évidemment qui produit la "gay panic" comme cela pouvait être invoqué en cas de crime homophobe dans certains Etats américains (et je crois que ça l'est encore). Ce qui fait peur, c'est que Caillebotte sort du placard par sa peinture ses pastels et ses dessins, les affects – voire l’érotisme—bien dissimulé des relations entre les hommes, relations qui, soit dit en passant, occupent à peu près 90% de leur temps (et je ne parle pas des photos  de Macron, où elles frisent le 100 mais de son "Boys Club", qui l'entoure cf ADDENDUM )****. Dire en peinture qu’il y a quelque chose comme de l’excitation (sexuelle) là-dedans c’est verser carrément dans l’anathème wokiste. 





                                                 Autoportrait au Chevalet, 1879


    Homme au bain 1884

    Homme s'essuyant la jambe 1884


    C’est bien pourtant ce qu’on a envie de faire, lorsqu’on est face aux peintures. C'est-à-dire, face au regard de Caillebotte. Face à son regard sur un homme nu qui s’essuie la jambe après le bain, tout absorbé par sa tâche et la sensation du frottement de la serviette contre la peau ( Homme s’essuyant la jambe) ;  ou celui qui présente son cul alors qu'il s’étrille le dos, debout. Ses bottines fatiguées un peu crottées sont placées devant lui et ses vêtements, bien pliés sur une chaise. Sur le sol s’étalent les traces des pieds mouillés, signalant que le bain a eu lieu (Homme au bain). Et dans les deux cas, les rideaux blancs sont tirés, laissant le jour entrer, mais pas les rayons du soleil (petit matin ?). Face à celui qui s’étire en une danse risquée en haut d’une échelle pour atteindre la tâche fixée; ceux encore à qui la pénibilité du travail de force a donné chaud et qui rabotent torse nu le parquet, en plein effort (trois versions des Raboteurs de Parquet);  celui qui canote et regarde droit dans les yeux de celui qui est en face de lui, le peintre (Partie de bateau, vs 1877). Ceux qui se rencontrent dehors un petit matin d’hiver, les mains dans les poches entre deux arbres (Bord de la Seine au Petit Genevilliers, l'hiver), ceux qui s’exercent ensemble dans un canoë ( Canotiers,  1877), celui qui lit sur le canapé pendant que l’autre (se) peint, celui qui lit allongé (le cartel insiste sur l'inversion des positions : lui sur le divan, elle assise lisant activement) , celui qui se penche par-dessus le parapet du pont métallique, ceux qui regardent ensemble au balcon…  Non, ce ne sont pas des épisodes de Friends : ce sont de brèves descriptions de l’univers de Caillebotte —celui qu'il dépeint, pas son univers d’appartenance. Caillebotte, héritier de la bourgeoisie fortunée, s’interroge sur sa condition et regarde des hommes d’autres classes sociales, la sienne apparaissant alors comme éloignée de lui, aussi. Parmi les "hommes célibataires" de la section éponyme dans l'exposition figure aussi bien un portrait en pied et en haut de forme d'un domestique (Portrait de Jean Daurelle, 1887) que celui d'un rentier (Portrait de Paul Hugot,1878)
     



                                                   Canotiers, pastel de 1877


    Bord de la Seine au Petit Genevilliers, l'hiver vs 1893

    Ce « peindre les hommes » ainsi, est vraiment intéressant à voir, car il fait se croiser les questions de genre et de classe avec ces hommes peints en parapluie et en habit noir, pour certains, en blouse d’ouvrier pour d’autres. Mais ne faudrait-il pas dire  « collectionner les hommes » tant sa libido comme son projet pictural sont traversés par la compulsion de la collection (George Shakelford) ?  Gustave Caillebotte fut tout autant collectionneur de tableaux que de timbres, d’orchidées, de yachts, comme on appelait alors les petits bateaux qu’il concevait aussi****. « Offrant de multiples sphères dans lesquelles Caillebotte pouvait façonner son activité en tant que travail et s'identifier comme travailleur manuel (ou plutôt, comme "Peintre en bâtiments"NDR), ses pratiques de collectionneur, de jardinier, de plaisancier et de peintre - les espaces, les objets, les activités et les sociabilités qu'elles impliquent toutes - pourraient être lues de manière fructueuse comme la charnière qui reliait Caillebotte à sa réalité sociale idéologiquement construite, elle-même consolidée par une certaine conception de ce que signifiait le travail." (Samuel Raybone)






    Dessins d'ouvriers du bâtiment




    Même le Déjeuner est une séance de travail!


     
    Comme l'écrit Tamar Garb, "Caillebotte a vécu une relation ambivalente et conflictuelle avec sa propre identité de classe ... Il faisait partie d'un certain nombre de mondes différents tout en en étant séparé" . Ce trait, me semble-t-il, s’exprime par la lumière très particulière dans laquelle baignent ses tableaux: une lumière froide, grise et pluvieuse ou blème et hivernal ou parfois grège presque sableuse. La lumière de Paris. Mais aussi sans aucun doute, la lumière de l'atelier** toujours situé au Nord, sans soleil donc. Voilà qui en dit long, en passant, sur le cliché du peintre apportant son chevalet et observant directement, sur le motif, l'heure du jour. Mais allons un petit peu plus loin. Cette lumière froide rend aussi sensible ce fait : se rapprocher des autres, c'est mettre une distance. C'est ce "faire partie tout en étant séparé" dont parle Tamar Garb qui se réalise en peinture . D'ailleurs, beaucoup des hommes que peint Caillebotte et des femmes, aussi, sont de dos ce qui évite toute interprétation psychologique. Leur visage lorsqu'il est vu est impavide. 



     

                                                 Le père Magloire allongé dans un bois 1884


    Mais quand même. Là où Caillebotte laisse entrer dans ses tableaux, quelque chose comme une lumière changeante, du soleil et des ombres à une heure particulière du jour et où règne un certain état d'âme, c'est dans ses tableaux du 'Père Magloire', jardinier à qui paraît il, l'artiste demandait moult conseils. On trouve celui-ci, portant la blaude ( blouse bleue)  et la haute casquette des paysans normands se promenant mains croisées derrière le dos sur le chemin de Saint-Clair à Étretat (1884). Il est aussi allongé dans un bois  (1884), au milieu d'un tapis de fleurs roses  Le sentiment du paysage plane dans cette douceur rose du ne rien faire, que rêver.


    ADDENDUM:-
    À PROPOS D'HOMOÉROTISME,  LE BOYS CLUB DE MACRON. 
    On apprend, le 19 décembre, dans Le Monde: 
    "Le « boys club » a installé au palais une atmosphère de chambrée. Avec eux, on est loin du sacré et de la transcendance… Le soir venu, le président les retrouve pour se distraire après des journées harassantes. « Petit pédé », « grande tarlouze »… Voilà comment ils se parlent, par textos ou autour de leurs whiskys japonais ou écossais – le favori du président est le Lagavulin 16 ans d’âge –, entre deux imitations d’acteurs des années 1960 et de citations de Michel Audiard. Du « 15 000e degré », explique Jonathan Guémas, embarrassé. Ils ont quelques cibles préférées. Conseiller de Gabriel Attal quand il était premier ministre, Louis Jublin assure que l’Elysée avait baptisé Matignon « la cage aux folles »." ETC. 
    Gay Panic, vous trouvez que j'exagère?



    Caillebotte. Peindre les Hommes. Jusqu'au 19 janvier. Curators:  Scott Allan, The J. Paul Getty Museum ; Gloria Groom,The Art Institute of Chicago ; Paul Perrin, Musée d’Orsay.

    *   Je pense à certains cartels détaillés  des œuvres figurant dans l'exposition.
    **  C'est Antoine Idier, que je remercie, qui a levé ces lièvres.
    *** Merci à Laure Murat et à Patricia Falguières pour leurs indications et nos conversations.
    ****Au sujet du "collecting queerly" cf. l'excellent ouvrage ed Michael Camille et Adrian Rifkin. Merci à Jean-Luc Morel d'avoir signalé son intérêt "homosexuel" pour Caillebotte collectionneur.Jean-Luc m'a également fait savoir que tous les papiers personnels de Caillebotte avaient été détruits. 
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  10.                                        

    Il n'y a qu'une pièce dont je veux parler ici parmi celles qui figurent dans l'exposition L'Age Atomique. Je ne peux pas me la sortir de la tête.  Ce sont les Thanatophanies  (1955 -1956) d'On Kawara. Trente dessins furent réalisés à la mine de plomb. Ils ont fait, quarante ans plus tard, l'objet  d'un portfolio de trente gravures publié en 1995, ici exposé.  Ce sont, littéralement, des "apparitions de la mort". Leur titre l'énonce. Elles auraient du former un livre, Masques de la Mort, qui aurait du lui même constituer la première partie d’un ensemble jamais complété de Portraits de Japonais. Ce double inachèvement fait, à mon avis, partie du tableau.
    Chacun de ces visages et tous ensemble fascinent dans leur rapport à l'irradiation et au désastre nucléaire d'Hiroshima et de Nagasaki. J'ai l'impression que les têtes, les cerveaux, se dissolvent, s'émiettent, se liquéfient ou se vident devant l'explosion. Deux temporalités se mêlent ainsi, à mon sens : le présent de la la catastrophe tout autant que la dimension de la putréfaction, le temps d'après. 
    Le fini et l'infini du temps, qui comme le dit Vinciane Despret, ne passe pas.  






    C'est le devenir cadavre de ces têtes qui apparait sans concession aucune. 
    La mort n'est pas disparition. Pas seulement. Au contraire, elle est une condition. Elle porte ses expressions. Elle déforme et elle forme chacun des fragments ou des visages.  

    L'après est là. Alors, que faire après ça?

    Le 4 janvier 1966,  On Kawara peint, à New York,  la première de ses Today paintings [ou Date Paintings [Peintures de dates]]. Son protocole reste depuis inchangé.  Chaque toile - à choisir dans huit formats rectangulaires - est méticuleusement et uniformément revêtue d'une seule couleur, toujours le produit d'un mélange de plusieurs couches, à dominante bleu-noir, rouge-marron, grise. En son centre, elle porte la date du jour de sa réalisation, peinte en plusieurs couches de blanc dans la langue et les conventions calendaires du pays où l'artiste se trouve ce jour donné. (si le pays n'utilise pas l'alphabet romain, alors elle sera en Esperanto)  Les traces du pinceau ne doivent pas apparaître. On Kawara est passé d'une police de caractère Gill Sans au Futura, qu'il reproduit à la main et non au pochoir. 

    Chaque peinture doit être terminée avant minuit. Sinon elle est détruite. Une fois faite, elle est placée dans une boîte en carton qu'On Kawara lui fabrique sur mesure, accompagnée souvent d'une page d'un quotidien local daté du même jour. Parfois, l'artiste commente, ajoutant ses propres sous-titres :" I played ‘Monopoly’ with Joseph, Christine and Hiroko this afternoon. We ate a lot of spaghetti” (January 1, 1968). Parfois, il commente le travail : “I am afraid of my ‘Today’ paintings” (May 29, 1966). Ce rituel d'inscription dans le temps et l'espace, où que l'artiste se trouve, ne s'achèvera que le jour de sa mort.  

                    Vue de l'exposition du Guggenheim On Kawara Silence: A Conversation, 1995 
                                                                    cf. mon blog à ce sujet

    A partir de 1968, On Kawara ajoute la série  I Got Up (1968-79). Deux cartes postales/jour envoyées à des ami·es, des collectionneur·euses, des artistes. Utilisant des cartes postales touristiques, il appose au verso la date, son nom, son adresse actuelle, le nom et l'adresse du destinataire et la phrase I GOT UP AT (toujours en anglais et en lettres capitales) suivie de l'heure à laquelle il s'est levé.  Pendant la même période (1968-79), On Kawara trace tous les jours ses déplacements de la journée, au stylo à bille rouge sur une photocopie d'une carte locale qu'il a tamponnée avec la date. Lorsqu'il ne se déplace pas, les jours où il n'a pas quitté la maison, la carte ne porte qu'un point rouge. C'est la série I WENT. Il produit aussi les séries I Met (des noms);  I Read  (des découpages d'articles), ainsi que ses "JOURNALS" (inventaire de ses peintures de dates). 

    Toute la dimension imaginative de l'échange se reporte ainsi sur la matérialité de l'écriture, de l'encre, sur la prononciation des noms et l'énonciation des adresses des récipiendaires, sur la pliabilité du support, les traces de manipulation, qui font entendre autant que voir la voix mécanique que ces formules d'autorité transmettent.

    Que peut-on faire après?  On Kawara fait exactement le contraire de ce que le monde produit après Hiroshima, en matière de blocs, de frontières, d'unités régionales et d'Etats-nations. Avec On Kawara, il n'y a rien.  

    Trois télégrammes inaugurent la série "I'm still alive" en 1969 (-2000).  On y lit successivement I AM NOT GOING TO COMMIT SUICIDE DON'T WORRY ; I AM NOT GOING TO COMMIT SUICIDE WORRY ; et I AM GOING TO SLEEP FORGET IT. Ces télégrammes, envoyés à trois jours d'intervalle, se rapprochent le plus possible de “ l'expression d'une intériorité“ (Guggenheim dixit) D'autres télégrammes ”I'M STILL ALIVE » suivent. 
    Il y en eut près de 900 en tout. 





    L'après, c'est ça.  On Kawara fait le grand écart entre le plus intime de l'expression de soi, ces micro-points que nous sommes et ce que la catastrophe nucléaire fait toucher du doigt, les milliers et millions d'années des temps géologiques.  
     
    One Hundred Years Calendars (1984-2012) et One Million Years (1970-98) sont des  calendriers.  Les premiers, One Hundred Years Calendars, ont dix rangées de haut. Chaque rangée représente une décennie, les colonnes représentant les mois. Les points noirs indiquent les dimanches. Chaque jour de la vie de l'artiste est indiqué par un point jaune au-dessus du chiffre. Chaque Today où une  peinture a été achevée est marqué d'un point vert. Des points rouges indiquent si plusieurs peintures ont été réalisées. One Million Years se déplie en deux:  One Million Years : Past (sous-titré « Pour tous ceux qui ont vécu et sont morts ») et One Million Years : Future (sous-titré « Pour le dernier »). Le premier représente un million d'années en arrière à partir de l'année où Kawara a créé la série. Le second s'étend sur un million d'années qui suivent. Ces pages remplissent dix classeurs en cuir ; chaque classeur contient deux cents pages, et chaque page contient cinq cents années.

    A la Dia Art Foundation de Chelsea, en, 1993, où je l'avais vue en 1994,, l'exposition One Thousand Days One Million Years (avec toutes les peintures de la série Today  exécutées à New York et  One Million Years (Past)), le pendant de ce dernier, One Million Years (Future), était une oeuvre sonore, avec une voix masculine et une voix féminine égrénant continuellement, année après année, ce temps de l'avenir.

    Que faire après, sinon  cette autobiographie du temps qu'il fait (vous l'entendez comme vous voulez) 

    C'est aussi pour ça que ces dessins d'On Kawara ne cessent de me hanter.




     



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