En 2022 a lieu une table-ronde à la Cinematek. Stéphane Gérard et Lionel Soukaz sont à Bruxelles, je suis à Paris, par Zoom. Lionel vient d’assister à la projection d’En Corps+, montage coréalisé avec Stéphane de son journal video Annales (1991-2014) —une contre-chronologie de l’épidémie du VIH/sida filmée par Lionel, qui a été à Paris aux endroits où on discute, on manifeste, on die-in, on kiss-in, on regarde les images officielles à la télé…— pour l’exposition du MUCEM (VIH/sida l'épidémie n'est pas finie). C’est la première fois qu’il voit En Corps + sur grand écran. Il est en larmes, il est complètement secoué par ce qu’il vient de voir, et il ne peut ni ne veut parler.
C’est pour ça qu’on se lance bravement, Stéphane et moi. A un moment, on entend sa voix hors-champ préciser le type de caméra qu'il utilisait: « Une V5000». Puis il apparait, figure la taille d'une caméra imaginaire entre ses mains écartées. Puis il repart se cacher derrière une rangée de sièges. Désormais, à chaque fois que Lionel reprendra la parole, je verrai sur mon écran une créature rampante se diriger vers l’estrade depuis les dessous où elle s’est tapie. Cette vision est juste... Une vague d'amour, d'admiration, un énorme rire, je ne sais pas. J’ai su que le lendemain, à l’erg (l'école d'art), Soukaz et Stéphane avaient livré aux étudiant·es une journée totalement éblouissante.
Dans la vérité crue d'un corps refusant la position "assise", une fois de plus, Lionel nous laissait (littéralement), quelque chose qui faisait résistance à toute stabilité, à tout geste fondationnel, à toute réunion, à tout principe organisateur des relations sociales voire ou communautaires. Ce corps, c'est Lionel qui se "laisse" affecter, le dit et le montre. Mais bien plus encore, c'est le cinéma de Lionel Soukaz qui se meut et s'émeut. Un cinéma où la puissance singulière de l’affect se trouve une forme, qui est aussi une forme de résistance. On l'appelle aussi: "éros militant"- terme sous la bannière duquel on s'est retrouvé·es, quatre jours de décembre 2013, à Vincennes et à la BNF, et plus encore. Lionel se taisait. Il a tout filmé.
Cette forme, ces formes ne sont pas divisibles de sa rencontre avec le F.H.A.R. à 18 ans, avec Guy Hocquenghem, avec « Le désir homosexuel est l’assassin des moi civilisés » (GH). Je vous fais confiance, vous lirez les textes de Nicole Brenez, d'Olivier Neveux, le livre d'Antoine Idier sur Hocquenghem et l'interview de ce dernier en 1981 par Douglas Crimp (cf. Before Pictures). Et ce, pour entrer dans Race d’Ep 1979 (pour une histoire des représentations de l'homosexualité mascuine) dans Ixe, 1980 (pour le cache-cache du corps et la censure) ou dans Maman que man, 1982 (la mort de maman, l'héroïne). Car je n'arrive pas encore à écrire sur notre jeunesse à la fin des années 70 (à Paris, dans le monde occidental) avec ces éclats diffractés de vitalisme insolent sur basse continue de désespoir, de police partout, d'overdoses et de drogue, de violence des retours à l’ordre social, avec ce désir, donc, que Lionel Soukaz met sur (et dans) le plan de cinéma.
Face à ses films, il y a la censure, et la grande "panique gay" d'un comité de vieux mâles blancs supposément experts (ils doivent l'être) ès pornographie. En 1978 Soukaz organise avec le GLHPQ (je le cite) "un festival Ecrans roses et nuits bleues, à La Pagode, à Paris. Le ministère de l'Intérieur a décidé de saisir tous les films qui n'avaient pas de visa d'exploitation". Race d'Ep est classé X (le X, interdiction au moins de 18 ans introduite par Michel Guy, alors ministre de la Culture, qui n'a pas fait que des bonnes choses). Pour répondre, un-film rafale: Ixe, 1980. Lionel Soukaz emploie et réemploie des sources audio-(la belle de Cadix!) et visuelles, malaxant les fulgurances du désir avec la dégueulasserie des va-t-en guerre et des pompes papales en un gigantesque cut-up provocateur. Jeté à la tête des censeurs, Ixe est interdit, alors qu'il ne contient aucune séquence de sexe explicite. On en parlera au séminaire de Françoise Gaspard/Didier Eribon, à l'EHESS, au tournant des années 1990-2000.

Soukaz citant Pasolini : "La commercialisation du sexe n'est pas une preuve de libération mais d'ingérence du commerce dans la vie sexuelle"? Il faut à ce sujet regarder "Royal Opéra", la troisième séquence autonome de Race d'Ep, où se joue un nocturne pour une topographie parisienne des plaisirs (avec Hocquenghem, Copi, Le Talec, Bory au bar du Royal Opéra, avec les Tuileries, avec les quais de la Seine): c'est aussi histoire d'une tentative de drague d'un hétéro par un pédé, reconstituée grâce au récit en voix off des deux protagonistes, qui repartent seuls. C'est aussi une tentative de récit de la normalisation, entre nuit et jour, d'une homosexualité dont l'"inassimilabilité" devient histoire·s, patrimoine, archives à déposer.
Entre 1979 et 1985, Soukaz a fait 14 films. A partir de 1986, il fait de la gestion de stocks de meubles de bureau, il travaille au bureau d'aide sociale dans le 17è arrondissement... Il est séropositif. Hocquenghem a appris sa séropositivité lors du tournage de Tino, peplum anti-impérialiste (sic) et meurt du sida en 1988. Copi meurt aussi...Les enterrements se succèdent à la vitesse de la mitraille, comme les visites à l'hopital Claude Bernard, la zone de relégation des personnes vivant avec le sida, dont Soukaz filme les murs. Lionel Soukaz a abandonné le cinéma. A partir des années 1990, il va se consacrer à la continuité d'un journal vidéo qu'il appelle Annales (1991-2014.). Des milliers d'heures en vidéo "qui forment à la fois un journal intime et un témoignage sur la lutte contre le sida, ce sont des archives de tous ceux qui sont morts."
J'ai tenté dans Ce que le sida m'a fait, de raconter ces Annales. Pour qui les regarde (plus d'un millier d'heures ) elles ne font pas que "documenter", ou pas seulement, l'histoire d'une subjectivité, d’une communauté, d’une réalité politique et sociale du VIH/sida. Il "fait" cette histoire, il participe de cette histoire au plan du cinéma. Soukaz en compose une chorégraphie de la protestation, opposée aux représentations normalisatrices et neutralisantes du cinéma "sur" l'homosexualité et "sur" le VIH-sida, et dont la vitalité tient à ses capacités à mettre en scène les contradictions entre la rhétorique de l'engagement et les vicissitudes de l'émotion.

Exposition 100 Polaroïds de L.S., Librairie Vigna à Nice

Exposition Lionel Soukaz dans le hall de Paris VIII, St Denis 2013
Celle-ci est persistante. Au début ses années 2000, alors que les Archives du film français restaurent ces premiers films, j'entends un jour Lionel hurler dans une réunion publique. "On restaure mes films et je n'ai pas un sou pour en faire aujourd'hui ". Tel est le paradoxe dramatique de toustes celleux dont la "redécouverte" signe la délinéation d'un corpus qui vaut aussi pour leur mort artistique. Cet arrêt, c'est avec Stéphane Gérard que Lionel va le contourner. En rendant Annales vivantes. Ensemble Stéphane et Lionel vont composer une première série de Carottages, coups de sonde plus ou mois hasardeux au travers des couches vidéographiques d'Annales. Puis, il y a ce dépôt d'Annales à la Bibliothèque Nationale de France, avec un colloque (et une exposition) qui remet le travail en circulation. Puis il y a En Corps + pour le MUCEM et Artistes en Zone Troublés pour Exposé·es au Palais de Tokyo.
Stéphane Gérard et Lionel Soukaz
En Corps + (2022) et Artistes en zone troublés (2023) pour moi, composent deux visions, au sens fort de ce terme, de ce qu'il est possible de faire avec des Annales filmées, conservées inventoriées: d'un côté, se compose, par le montage, une histoire visuelle des minorités de genre qui place les acteur·ices, à hauteur des corps qui construisent ou qui lisent cette histoire. De l'autre, la caméra et le corps qui la tient se retourne du côté du regard d'RV (Hervé Couergou) , la personne aimée, qui, elle, retourne l'histoire officielle comme une insulte et propose des échappées, des pistes, des codes de survie, et qui revient ici nous hanter, persistant fantôme.
François Piron écrit sur Instagram: "une image d'Artistes en zone troublés, son dernier film, monté avec Stépane Gérard . L'image superpose Hervé, l'amant décédé du sida pour lequel Lionel a réalisé en 2023 cette élégie, à l'atelier de Michel Journiac, où trônait ce squelette devenu fantôme vidéo. Au début du travail sur Exposé·es, l'exposition pour laquelle ce film a été réalisé, j'avais fait le calcul du nombre d'heures d'ouverture de l'exposition et remarqué qu'on aurait presque pu diffuser, en continu, toutes les bandes du Journal Annales, les archives vidéo des années 90 de Lionel aujourd'hui numérisées à la BNF. Bien sûr c'était assez stupide et Stéphane m'avait mis en garde des centaines de personnes filmées qu'il faudrait contacter et on avait changé d'idée pour faire ce qu'il fallait, c'est-à-dire proposer un nouveau film à Lionel, qui est merveilleux de drôlerie et de tendresse. Montré pendant trois mois @palaisdetokyo et repris plus tard au fid, à Berlin, à New York..."

En corps + (haut) et deux images d' Artistes en zone troublés (bas) dans Exposé·es Palais de Tokyo, l'une du film, l'autre de l'un des textes exposées dans la salle
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Je ne peux pas terminer ce texte sur cette note enthousiaste sans évoquer le principe de réalité. A Marseille, où Lionel vivait dans un bâtiment insalubre, une procédure d'évacuation d'urgence s'était mise en place l'an dernier et la police avait expulsé tous les habitants de l'appartement de Lionel, qui les hébergeait. Le cinéaste avait trouvé un logement grâce à la mobilisation collective des ami·es, poètes, artistes et militant·es. Mais ses archives personnelles sont passées à la benne. Tel a été le verdict d'une culture néo-libérale et de ses "mondes nouveaux" (programme Macron) où se fabriquent des individus " nouveaux" (expression de Carla Gillespie) êtres humains apolitiques et atomisé·es dans la start up nation de l'art, même s'iels sont parfois en proie à des colères sporadiques (ce que je fais là maintenant). Lionel n'avait pas de place dans ce monde-là. Il est parti, a-t-on dit, dans son sommeil.
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