
En guise d'avant-texte, celui-là je suis en train de l'écrire, je reproduis ici une interview que Lionel Soukaz m'a donnée en 2002, pour Libération. Je pourrais aussi reproduire, mais c'est trop long, le chapitre de mon livre Ce que le sida m'a fait sur le Journal Annales (1992-2013) de Lionel Soukaz. Ou (re)traduire ce texte que j'avais produit en français, traduit (William Bishop) en anglais et publié en polonais.... Ou bien, ou bien....
La censure, Lionel Soukaz connaît. Né en 1953, il a vu ses films Race d'Ep (pédé, en verlan) classé X en 1979, et Ixe censuré en 1980. Cinéaste de la libération homosexuelle des années 70, en compagnie de Guy Hocquenghem (auteur du Désir homosexuel et cosignataire de Race d'Ep, notamment), René Sherer, Michel Foucault, Copi ou Michel Cressole, Lionel Soukaz filme l'absolu du «corps que le désir ou la mort révèle», selon les mots de l'artiste Michel Journiac. Soukaz, auteur pourtant prolifique, s'est arrêté de filmer une bonne partie des années 80. Aujourd'hui, ses films brûlots classifiés X sont classés monuments historiques, officiellement restaurés et thésaurisés. «Mais je ne pourrais plus faire les films d'alors, et j'ai du mal à montrer ceux que je fais maintenant», dit Soukaz. Un paradoxe que nous avons voulu évoquer à l'occasion d'une carte blanche donnée à Lionel Soukaz, au neuvième Festival de films gays et lesbiens de Paris (lire encadré).
D'où vient votre rencontre du cinéma ?
Il y avait la cinémathèque de Chaillot, où j'ai passé une grande partie de mon adolescence. En plus j'animais un ciné-club au lycée Turgot, vers 16-17 ans, juste après 1968. Je programmais Dziga Vertov, Eisenstein. Le cinéma était pour moi un endroit sombre où je pouvais espérer voir sur l'écran ce que je ressentais profondément en moi, des désirs pour les personnes du même sexe. Les Amis de Gérard Blain avait été un choc. Dans le cinéma hollywoodien, l'homosexualité des personnages était toujours éludée, au profit d'une image d'alcoolique ou d'impuissant.
J'ai découvert un autre cinéma à la fois lesbien et gay, lors du premier Festival du film homosexuel à l'Olympic à Paris en 1977, sous l'égide de Frédéric Mitterrand et la bannière du GLHPQ (Groupe de libération homosexuelle, politique et quotidien). C'est là, à un débat, que j'ai vu Guy Hocquenghem pour la première fois ; je me souviens qu'il y avait tellement de monde que l'estrade s'est écroulée. Je connaissais aussi le critique Jean-Louis Bory. Au festival de Toulon en 1973, je lui avais montré Lolo Mégalo blessé en son honneur, qui était mon coming-out.
Le cinéma pour vous était un révélateur ?
C'était la libération de se dire : moins à la famille, qui le savait déjà pourquoi perdre son temps à la faire pleurer ? qu'à une nouvelle famille, choisie. Et puis grâce à tous ces hommes érudits que j'ai rencontrés alors, j'ai pu à la fois faire un travail sur mes fantasmes, mon désir d'amour, et aussi raconter une histoire qui serve à quelque chose ou à quelqu'un. Race d'Ep, c'est à la fois les petites histoires et le grand récit du mouvement homosexuel, depuis l'invention du mot en 1860.
Pourquoi le cinéma expérimental ?
Comme le sexe. C'est une préférence. Au film formaté, académique, j'aimais toujours mieux Jean Vigo, Maurice Lemaître et tout le cinéma underground américain depuis Kenneth Anger et Jack Smith. Je suis entré d'emblée dans un monde où je n'avais pas à solliciter un milieu d'argent qui, de toute façon, m'aurait refusé. Dans le cinéma expérimental, on rêve et on vit l'image en même temps qu'on la filme, en échappant aux réseaux des producteurs et des distributeurs.
Vous avez très vite été confronté à la censure.
J'ai organisé en 1978 avec le GLHPQ un festival Ecrans roses et nuits bleues, à La Pagode, à Paris. Le ministère de l'Intérieur a décidé de saisir tous les films qui n'avaient pas de visa d'exploitation. On nous avait refusé la dérogation qui est donnée à tout festival, parce que nous présentions en même temps des candidats aux élections législatives. Nous utilisions le cinéma comme plate-forme politique. Il y a eu une attaque d'un groupe fascisant, des blessés. Puis Race d'Ep en 1979 a été classé X : j'étais contraint de couper tous les sexes apparents. N'en pouvant plus, en 1980, j'ai réalisé Ixe, qui était un inventaire de tout ce qui permettrait d'agresser directement la censure et ça a marché, le film a été totalement interdit. C'est sous le ministère de Jack Lang qu'il a pu être interdit «seulement» au moins de 18 ans. La loi sur le X, créée en 1976 par Michel Guy, a produit la catégorie du cinéma pornographique en l'excluant des autres genres, ce qui me paraît aussi absurde que lorsqu'on coupait les sexes sur les statues. Mais la censure, c'était également ce brouillard répressif des années 70, lorsqu'on n'était majeur qu'à 21 ans.
Depuis 1981, l'homosexualité est dépénalisée. Aujourd'hui, on oublie le sida et l'on glose sur le pouvoir d'achat du pédé blanc moyen...
La commercialisation du sexe n'est pas une preuve de libération mais d'ingérence du commerce dans la vie sexuelle, disait Pasolini. Je continue à faire des films aussi simplement qu'avant. J'essaye d'être très proche des associations les plus radicales, c'est ma famille, le pédé reste pour moi un compagnon des exclus, les déshérités, au côté des prisonniers, des prostituées... Je suis fidèle aux utopies de ma jeunesse. Simplement, j'essaye de ne pas refaire les mêmes erreurs : face à un régime répressif auquel on ne voyait pas d'issue, je suis tombé dans des paradis artificiels qui m'ont fait du bien mais aussi beaucoup de mal. Maintenant j'ai envie d'être en excellente santé pour être un très bon résistant. J'ai enregistré dans les années 90, plus de mille heures en vidéo qui forment à la fois un journal intime et un témoignage sur la lutte contre le sida, ce sont des archives sur tous ceux qui sont morts.
Où trouvez-vous votre plaisir de filmer ?
Dans l'amour des autres et leur beauté. Dans I live in a Bush world (2002), j'évite de montrer Bush, au profit de l'admiration que j'ai pour ceux qui manifestent leur refus d'être broyés par les politiques. J'ai commencé à filmer par envie d'aimer et d'avoir des amis, des êtres qui pouvaient être des spectateurs mais aussi des créateurs ; je suis souvent présent lorsque mes films passent et ça me permet d'avoir un retour. Le cinéma m'aide toujours à penser que je ne suis pas seul.
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