Nous le claironnons avec @urban__james__ @patriciafalguieres et aussi @cathruello1 : Corps in-visibles, une enquête autour de la Robe de chambre du Balzac de Rodin est l'une des meilleure exposition de l’année 2024 — en cette fin d'année, elle contraste de plus belle avec l'accumulation capitaliste de certaines manifestations parisiennes, qui entassent les oeuvres et les visiteur·euses. Celle-ci, au contraire, fonctionne, comme Marine Kisiel sa curatrice l'a expliqué à @urban__james__"sur le mode de la décrue", pour ce qui concerne le nombre de choses montrées: elle fait le vide, pour mieux donner à sentir son argument, son récit, qui est celui d'un artiste qui fait le vide pour donner corps en sculpture.
Mais d'abord, cette exposition s'enveloppe dans la négativité des mouvements sociaux qui, depuis une dizaine d'années environ, refuse toute représentation. Elle n'en parle pas mais je pense à nous à OuiOuiOui (collective de combat constitué fin 2012 contre la Manif pour Tous, défendant l'ouverture à toutes et tous du mariage, de l'adoption et de la PMA jusqu'à son vote et après, en 2014) qui ne voulions pas de représentations officielles ou de porte-parole imposé qui la monopolise. "Le féminisme n'a jamais tué personne", lit-on sur l'une des banderoles passant dans la video où on voit le déboulonnage , la peinture, le "taggage" offerts aux statues érigées des colonisateurs, des dictateurs, des prédateurs au moment de Black Lives Matter. L'expo s'inscrit ainsi politiquement, dans questionnement récent des représentations "des grands hommes" des XIXe et XXe siècles dans le dur des statues ou les noms des rues, par un corps social qui ose défaire en face à face leur violence majoritaire. Et elle affiche des citations de Paul B.Preciado (à son entrée) et Laure Murat (à la sortie).
Cette négativité première est ce quoi toute œuvre de représentation se colle. Elle s'écrit sur de l'absence: Rodin s'y confronte concrètement lorsque la Société des gens de lettres lui commande une statue de Balzac, quarante ans après la mort de celui-ci. Comment lui faire "prendre corps"? A ce corps absent en question, Rodin s'applique à faire, littéralement, le tour. Il collecte toutes les images et les descriptions y compris et surtout caricaturales, y compris celle de l'écrivain par lui même, irrésistible; il l'enracine dans un déterminisme régional tourangeau, pour trouver un modèle vivant ; il consulte également le tailleur de Balzac. Celui-ci apparait en effet déjà comme un "vestignomone", comme si sa théorie des humains dans La Comédie Humaine passait par leurs costumes et leurs variations, leurs humeurs et les modes.
Mesuréotype à l'usage des tailleurs, 1850, Brevet
L'éventail des connaissances et des références de Marine Kisiel, historienne de l'art actuellement conservateur·ice à Galliéra, permet à l'exposition de remettre en perspective cet élément souvent invisible des cultures matérielles: l'obsession des mesures qui se manifeste au XIXè siècle, dans toutes les technologies appliquées à la fabrication du vêtement et à sa reproductibilité industrielle (la confection), pour lesquelles des milliers de brevets sont déposés. L'exposition mobilise alors toutes ces applications corporelles de la « mesure » du XIXe siècle par les métiers de la mode. Mètres-rubans, schémas de perfectionnement, "basiomètre" pour hommes, "mesure Herviou", "saumamètre", "métromètre", "mesuréotype", "corporimètre" etc. composent un répertoire de graphiques et de schémas de construction d'appareils ressemblant au mieux à des corsets au pire à la Colonie pénitentiaire. C'est montrer, bien mieux que nombre d'ouvrages, à quel point l'observation a partie liée, au XIXe. au moins, avec l'instrumentalisation, et à quel point celle-ci s'articule à l'établissement de normes auxquelles le corps doit s'ajuster, plutôt que le vêtement.
L'Etude C du Balzac de Rodin
C'est ainsi que Rodin se confronte à un problème, celui de la démesure d’un corps estimé hors normes, donc jugé inajustable. Cette confrontation se marque par la reconstitution 2024 d'une veste de costume de Balzac selon les mesures opérées par son tailleur Louis Pion, en 1842,— une reconstitution que Rodin avait lui même requise en 1893. Cette veste est placée à côté d'une redingote attribuée à un homme "fort", en- fort-contraste. La grossophobie existe déjà semble-t-il aux temps de Rodin et ses études d'un Balzac juste, c'est à dire "à gros ventre" ou plus abstraitement "immense" lui sont refusées. Elles sont exposées à Rodin.
Il s'agit donc de faire le vide. Par la robe. Celle "de moine" qui enveloppe l'écrivain, selon Théophile Gautier, "en guise de robe de chambre", associant avant Virginia Woolf la pratique de l'écriture à celle d'une chambre à soi. Une chose qui drape, plisse, cache et qui, dans sa matérialité même, désajuste . Et voilà Balzac devenu Albertine, à qui le narrateur offre des robes de chambre de Fortuny (ici ajouter un souvenir personnel de Venise). Rodin passe à la pratique : celle du moulage de robe de chambre pour "donner corps" sans corps, ou plutôt, en le vidant du corps, un corps non-humain sans doute . Sauf un pied sculpté. Un bout de pied en effet reste là avec l'enveloppe, ajustant ici le Chef d'Oeuvre Inconnu, texte de Balzac adapté à la lettre!!! (dans la nouvelle de Balzac c'en effet un petit pied "mignon" qui reste comme trace figurale au sein d'un amas de couleur sans contours discernables) La "muraille abstraite" du Chef d'Oeuvre prend ici la forme d'un textile recouvert de plâtre, d'où le corps s'est ou plutôt a été échappé par une césure et remplacé par des armatures d'où le moulage s'échappera à son tour. Ainsi il apparaît "en creux" (la technique), composant un ajustement presque impensable qui le fait "passer pour" (au sens de "passing" anglais) le corps, même. Un double vide, en somme.
Là, parler du spectral, du fantôme, de cette matérialité qui l'ajuste.
Pour « bander » sculpturalement ce corps incontenable.
Rodin, Deux esquisses de Balzac vêtu, 1891-5, terre cuites; Homme vêtu, Balzac ou le Bourgeois de Calais, 1891-5, et Balzac, robe de chambre, 1897, terre cuite.
Reste également l'échappée qui ajoute ce moment décisif du modelage. Moment qui, comme son nom ne l’indique pas, se défie et se défait d’un modèle, y en a marre, on lâche tout, pour reporter le vif sur la main qui agit et sa performance, qui rend possible un Balzac "émancipé" , hors de sa niche, sinon autonome.
Alors, la question du monument et de sa dédicace ("à Balzac à Rodin ") surgit de plus belle, signant d'ailleurs aussi son nomadisme : refusé par ses commanditaires en 1898, le monument est aussi effacé de son lieu de destination, il ne sera installé qu'en 1939 boulevard Raspail. Son ubiquité persiste, il est également dehors dans les jardins du musée Rodin, du musée de Hakone (Japon), du musée de Middleheim (Anvers).
Le plâtre du Balzac de Rodin 1898 et la statue en bronze de Thomas J Price, Reaching out , 2020.
Le travail @marinekisiel mobilise aussi bien Wittkower et Judith Butler, la propriété industrielle et l'industrie de l'atelier (du sculpteur, Rodin particulièrement —et jusqu'à aujourd'hui), la caricature et la texture, Jean-Christophe Bailly et Daria Marx, l'enquête sur le terrain et l'expérimentation, l'exposition et le livre, le politique et le technique.
C'est marrant. Le livre de Rosalind Krauss Passages Une histoire de la sculpture de Rodin à Smithson (la traduction française de Passages in modern sculpture, 1981 fut publiée en 97) s'ouvre avec cette description du Rodin de Balzac comme passage de la statuaire architecturale à la sculpture moderne qui n'a d'autre lieu que son socle- ou pas, et qui résiste à produire du sens en dehors de l'expérience visuelle qu'elle propose en surface. L'exposition et le livre de Marine Kisiel remontent bien loin en amont vers toutes les procédures matérielles et idéologiques qui, du vivant de Balzac et surtout après sa mort, veulent célébrer un "Grand Homme", un vocable qui inclut certainement et Balzac, et Rodin, en incluant son caractère phallique dans le "look" du monument.
Anecdote significative? Certainement.
l'exposition : CORPS IN-VISIBLES commissaires Marie Kisiel et Isabelle Collet, jusqu'au 2 mars. Le livre, Marine Kisiel, Dérobades. Rodin et Balzac en robe de chambre, éditions B42
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