Détail d'un des Raboteurs de parquet, 1875 


               
Vue d'exposition avec la grand tableau de l'Art Institute de Chicago: Vue de Paris, temps de pluie; Intersection de la Rue de Turin et de la Rue de Moscou, 1877.




Séduite par l'exposition Caillebotte et ses cartels*, je me suis trouvée abandonnée par les critiques paresseuses où bourdonne un "anti-wokisme" basique**. C’est toujours un peu énervant de voir qu’ils (des hommes, pour la plupart comme par hasard mais il y a eu aussi des femmes sur France-culture) n’ont probablement pas fait le travail de base, c’est-à-dire de revenir aux textes de l'historiographie « classique ». Ces classiques sont anglo-saxons et souvent non traduits, comme beaucoup de ce qui concerne l’histoire des artistes français·es de la deuxième partie du XIXe siècle. C'est d'ailleurs souvent l'affaire des femmes que d'écrire cette histoire de l'art, plus particulièrement pour Caillebotte: Griselda Pollock (1988), Tamar Garb (1998) qui n'ont manifestement pas été complètement lues ou le volume édité par Norma Broude (2002)  —sans oublier d'autres classiques, Kirk Varnedoe (1987), Mary Morton & George Shackelford (2015). Beaucoup de ces études anglo-saxonnes (Samuel Rayborne, 2020) se sont intéressées à l'optique particulière de Caillebotte au regard des questions de genre, en lien avec l’advenue de la 3è République, d'une idéologie patriarcale républicaine du travail et des classes, ainsi que d'une version Haussmanisée de l'espace public—tout au moins celui de Paris après le Siège prussien et la Commune, que Caillebotte (1848-1894) peint une partie de sa courte vie (il est mort à 45 ans).



                        Deux versions des Raboteurs de parquet, vers 1875.



Le pont de l'europe



                                        Jeune homme à sa fenêtre. Dessin de l'homme au parapluie


Un refuge, boulevard Haussmann, 1880


Il ne s’agit pas d'énoncer que Caillebotte était gay, pédé, homosexuel et tutti frutti, comme les critiques en question reprochent à ces textes d'avoir dit. Ceux-ci ont bien plutôt rendu compte de l'intérêt de l'artiste pour les hommes (son "biais masculin") et de son oeil ouvert non seulement sur des corps masculins solitaires, mais aussi sur des formes et des lieux de sociabilité entre hommes, comme quelque chose qui nous parle aujourd’hui. L'homoérotisme de ce "Between men" ('Eve Kosofsky Sedgwick) ne se confond pas avec l'homosexualité et, il faut bien le dire, apparaît comme bien plus insupportable à certains yeux. En effet, je ne doute pas une seconde que les critiques en question ne nient aucunement l’homosexualité de Proust, alors pourquoi pas Caillebotte? Ce n'est pas ça évidemment qui produit la "gay panic" comme cela pouvait être invoqué en cas de crime homophobe dans certains Etats américains (et je crois que ça l'est encore). Ce qui fait peur, c'est que Caillebotte sort du placard par sa peinture ses pastels et ses dessins, les affects – voire l’érotisme—bien dissimulé des relations entre les hommes, relations qui, soit dit en passant, occupent à peu près 90% de leur temps (et je ne parle pas des photos  de Macron, où elles frisent le 100 mais de son "Boys Club", qui l'entoure cf ADDENDUM )****. Dire en peinture qu’il y a quelque chose comme de l’excitation (sexuelle) là-dedans c’est verser carrément dans l’anathème wokiste. 





                                             Autoportrait au Chevalet, 1879


Homme au bain 1884

Homme s'essuyant la jambe 1884


C’est bien pourtant ce qu’on a envie de faire, lorsqu’on est face aux peintures. C'est-à-dire, face au regard de Caillebotte. Face à son regard sur un homme nu qui s’essuie la jambe après le bain, tout absorbé par sa tâche et la sensation du frottement de la serviette contre la peau ( Homme s’essuyant la jambe) ;  ou celui qui présente son cul alors qu'il s’étrille le dos, debout. Ses bottines fatiguées un peu crottées sont placées devant lui et ses vêtements, bien pliés sur une chaise. Sur le sol s’étalent les traces des pieds mouillés, signalant que le bain a eu lieu (Homme au bain). Et dans les deux cas, les rideaux blancs sont tirés, laissant le jour entrer, mais pas les rayons du soleil (petit matin ?). Face à celui qui s’étire en une danse risquée en haut d’une échelle pour atteindre la tâche fixée; ceux encore à qui la pénibilité du travail de force a donné chaud et qui rabotent torse nu le parquet, en plein effort (trois versions des Raboteurs de Parquet);  celui qui canote et regarde droit dans les yeux de celui qui est en face de lui, le peintre (Partie de bateau, vs 1877). Ceux qui se rencontrent dehors un petit matin d’hiver, les mains dans les poches entre deux arbres (Bord de la Seine au Petit Genevilliers, l'hiver), ceux qui s’exercent ensemble dans un canoë ( Canotiers,  1877), celui qui lit sur le canapé pendant que l’autre (se) peint, celui qui lit allongé (le cartel insiste sur l'inversion des positions : lui sur le divan, elle assise lisant activement) , celui qui se penche par-dessus le parapet du pont métallique, ceux qui regardent ensemble au balcon…  Non, ce ne sont pas des épisodes de Friends : ce sont de brèves descriptions de l’univers de Caillebotte —celui qu'il dépeint, pas son univers d’appartenance. Caillebotte, héritier de la bourgeoisie fortunée, s’interroge sur sa condition et regarde des hommes d’autres classes sociales, la sienne apparaissant alors comme éloignée de lui, aussi. Parmi les "hommes célibataires" de la section éponyme dans l'exposition figure aussi bien un portrait en pied et en haut de forme d'un domestique (Portrait de Jean Daurelle, 1887) que celui d'un rentier (Portrait de Paul Hugot,1878)
 



                                               Canotiers, pastel de 1877


Bord de la Seine au Petit Genevilliers, l'hiver vs 1893

Ce « peindre les hommes » ainsi, est vraiment intéressant à voir, car il fait se croiser les questions de genre et de classe avec ces hommes peints en parapluie et en habit noir, pour certains, en blouse d’ouvrier pour d’autres. Mais ne faudrait-il pas dire  « collectionner les hommes » tant sa libido comme son projet pictural sont traversés par la compulsion de la collection (George Shakelford) ?  Gustave Caillebotte fut tout autant collectionneur de tableaux que de timbres, d’orchidées, de yachts, comme on appelait alors les petits bateaux qu’il concevait aussi****. « Offrant de multiples sphères dans lesquelles Caillebotte pouvait façonner son activité en tant que travail et s'identifier comme travailleur manuel (ou plutôt, comme "Peintre en bâtiments"NDR), ses pratiques de collectionneur, de jardinier, de plaisancier et de peintre - les espaces, les objets, les activités et les sociabilités qu'elles impliquent toutes - pourraient être lues de manière fructueuse comme la charnière qui reliait Caillebotte à sa réalité sociale idéologiquement construite, elle-même consolidée par une certaine conception de ce que signifiait le travail." (Samuel Raybone)






Dessins d'ouvriers du bâtiment




Même le Déjeuner est une séance de travail!


 
Comme l'écrit Tamar Garb, "Caillebotte a vécu une relation ambivalente et conflictuelle avec sa propre identité de classe ... Il faisait partie d'un certain nombre de mondes différents tout en en étant séparé" . Ce trait, me semble-t-il, s’exprime par la lumière très particulière dans laquelle baignent ses tableaux: une lumière froide, grise et pluvieuse ou blème et hivernal ou parfois grège presque sableuse. La lumière de Paris. Mais aussi sans aucun doute, la lumière de l'atelier** toujours situé au Nord, sans soleil donc. Voilà qui en dit long, en passant, sur le cliché du peintre apportant son chevalet et observant directement, sur le motif, l'heure du jour. Mais allons un petit peu plus loin. Cette lumière froide rend aussi sensible ce fait : se rapprocher des autres, c'est mettre une distance. C'est ce "faire partie tout en étant séparé" dont parle Tamar Garb qui se réalise en peinture . D'ailleurs, beaucoup des hommes que peint Caillebotte et des femmes, aussi, sont de dos ce qui évite toute interprétation psychologique. Leur visage lorsqu'il est vu est impavide. 



 

                                             Le père Magloire allongé dans un bois 1884


Mais quand même. Là où Caillebotte laisse entrer dans ses tableaux, quelque chose comme une lumière changeante, du soleil et des ombres à une heure particulière du jour et où règne un certain état d'âme, c'est dans ses tableaux du 'Père Magloire', jardinier à qui paraît il, l'artiste demandait moult conseils. On trouve celui-ci, portant la blaude ( blouse bleue)  et la haute casquette des paysans normands se promenant mains croisées derrière le dos sur le chemin de Saint-Clair à Étretat (1884). Il est aussi allongé dans un bois  (1884), au milieu d'un tapis de fleurs roses  Le sentiment du paysage plane dans cette douceur rose du ne rien faire, que rêver.


ADDENDUM:-
À PROPOS D'HOMOÉROTISME,  LE BOYS CLUB DE MACRON. 
On apprend, le 19 décembre, dans Le Monde: 
"Le « boys club » a installé au palais une atmosphère de chambrée. Avec eux, on est loin du sacré et de la transcendance… Le soir venu, le président les retrouve pour se distraire après des journées harassantes. « Petit pédé », « grande tarlouze »… Voilà comment ils se parlent, par textos ou autour de leurs whiskys japonais ou écossais – le favori du président est le Lagavulin 16 ans d’âge –, entre deux imitations d’acteurs des années 1960 et de citations de Michel Audiard. Du « 15 000e degré », explique Jonathan Guémas, embarrassé. Ils ont quelques cibles préférées. Conseiller de Gabriel Attal quand il était premier ministre, Louis Jublin assure que l’Elysée avait baptisé Matignon « la cage aux folles »." ETC. 
Gay Panic, vous trouvez que j'exagère?



Caillebotte. Peindre les Hommes. Jusqu'au 19 janvier. Curators:  Scott Allan, The J. Paul Getty Museum ; Gloria Groom,The Art Institute of Chicago ; Paul Perrin, Musée d’Orsay.

*   Je pense à certains cartels détaillés  des œuvres figurant dans l'exposition.
**  C'est Antoine Idier, que je remercie, qui a levé ces lièvres.
*** Merci à Laure Murat et à Patricia Falguières pour leurs indications et nos conversations.
****Au sujet du "collecting queerly" cf. l'excellent ouvrage ed Michael Camille et Adrian Rifkin. Merci à Jean-Luc Morel d'avoir signalé son intérêt "homosexuel" pour Caillebotte collectionneur.Jean-Luc m'a également fait savoir que tous les papiers personnels de Caillebotte avaient été détruits. 
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Cookie Mueller, 1981 

Toutes photos ©2025 the Peter Hujar Archive/ Artists Rights Society (ARS), NY. 

Photos EL et : Marcus J Leith @Mousse

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Candy Darling on her Death Bed, 1974

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…d’abord, parler de la beauté de l’exposition—la plus belle que j’ai jamais vue de Peter Hujar et, pour Adrian mon comparse, l’une des plus belles expositions de photographies jamais vues à Londres. Celle-ci tient certainement à l’institution qui l’a produite et qui l’accueille, qui n’est ni un musée, ni une fondation ni une collection.

Ça, c'est Psalms lors du vernissage de Donald Rodney à la South London Gallery ( 1997 ). En l'absence de celui-ci. Psalms le représentait : une chaise roulante motorisée, vide, équipée d’un ordinateur, d’une caméra vidéo et de sensors qui lui permettent de se déplacer silencieusement sur le plancher sans entrer en collision, ni avec les humains, ni avec les choses exposées— la rêverie d’une promeneuse solitaire qui ne va nulle part et évite juste de tamponner les autres.

Jo Spence (1934-92) and Terry Dennett (1938-2018) Remodelling Photo History: Self as Image, 1982

Pogus Caesar, Portrait of John Akomfrah RA, photographed during the 1985 Handsworth Riots.

j’appose en story sur Insta des images de la plupart des expositions que j’ai vues à Londres. A côté des noms des artistes, j’appose aussi leur date de naissance et leur date de mort. Ce n’est pas un hasard.

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(photos DR)

En 2022 a lieu une table-ronde à la Cinematek. Stéphane Gérard et Lionel Soukaz sont à Bruxelles, je suis à Paris, par Zoom.

En guise d'avant-texte, celui-là  je suis en train de l'écrire, je reproduis ici une interview que Lionel Soukaz m'a donnée en 2002, pour Libération. Je pourrais aussi reproduire, mais c'est trop long, le chapitre de mon livre Ce que le sida m'a fait sur le Journal Annales (1992-2013) de Lionel Soukaz. Ou (re)traduire ce texte  que j'avais produit en français, traduit (William Bishop) en anglais et publié en polonais.... Ou bien, ou bien....

La censure, Lionel Soukaz connaît.

Le motif de l'enquête: l'étude de Robe de chambre pour Balzac, plâtre de 1897 reconstitué 2024

Nous le claironnons avec @urban__james__ @patriciafalguieres et aussi @cathruello1 : Corps in-visibles, une enquête autour de la Robe de chambre du Balzac de Rodin est l'une des meilleure exposition de l’année 2024 — en cette fin d'année, elle contraste de plus belle avec l'accumulation capitaliste de certaines manifestations parisiennes, qui entassent les oeuvres et les visiteur·euses.

Deux ou trois choses que je sais des Pays de la Loire (dont j'ai failli il y a longtemps devenir conseillère arts plastiques, Mario Toran m'ayant alors proposé de le remplacer alors qu'il entrait dans la phase sida de l'infection à VIH); on m'a dit qu'il s'y était développé une activité culturelle et pédagogique intense et ce, malgré la tendance catho de droite de la région ; on m'a dit que son maillage culturel  de Nantes à Saint-Nazaire, du Mans au Sable d'Olonne, était lui aussi intense; on m

Détail d'un des Raboteurs de parquet, 1875 

Vue d'exposition avec la grand tableau de l'Art Institute de Chicago: Vue de Paris, temps de pluie; Intersection de la Rue de Turin et de la Rue de Moscou, 1877.

Séduite par l'exposition Caillebotte et ses cartels*, je me suis trouvée abandonnée par les critiques paresseuses où bourdonne un "anti-wokisme" basique**.

Il n'y a qu'une pièce dont je veux parler ici parmi celles qui figurent dans l'exposition L'Age Atomique. Je ne peux pas me la sortir de la tête.  Ce sont les Thanatophanies  (1955 -1956) d'On Kawara. Trente dessins furent réalisés à la mine de plomb. Ils ont fait, quarante ans plus tard, l'objet  d'un portfolio de trente gravures publié en 1995, ici exposé.  Ce sont, littéralement, des "apparitions de la mort". Leur titre l'énonce.
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