Il n'y a qu'une pièce dont je veux parler ici parmi celles qui figurent dans l'exposition L'Age Atomique. Je ne peux pas me la sortir de la tête.  Ce sont les Thanatophanies  (1955 -1956) d'On Kawara. Trente dessins furent réalisés à la mine de plomb. Ils ont fait, quarante ans plus tard, l'objet  d'un portfolio de trente gravures publié en 1995, ici exposé.  Ce sont, littéralement, des "apparitions de la mort". Leur titre l'énonce. Elles auraient du former un livre, Masques de la Mort, qui aurait du lui même constituer la première partie d’un ensemble jamais complété de Portraits de Japonais. Ce double inachèvement fait, à mon avis, partie du tableau.
Chacun de ces visages et tous ensemble fascinent dans leur rapport à l'irradiation et au désastre nucléaire d'Hiroshima et de Nagasaki. J'ai l'impression que les têtes, les cerveaux, se dissolvent, s'émiettent, se liquéfient ou se vident devant l'explosion. Deux temporalités se mêlent ainsi, à mon sens : le présent de la la catastrophe tout autant que la dimension de la putréfaction, le temps d'après. 
Le fini et l'infini du temps, qui comme le dit Vinciane Despret, ne passe pas.  






C'est le devenir cadavre de ces têtes qui apparait sans concession aucune. 
La mort n'est pas disparition. Pas seulement. Au contraire, elle est une condition. Elle porte ses expressions. Elle déforme et elle forme chacun des fragments ou des visages.  

L'après est là. Alors, que faire après ça?

Le 4 janvier 1966,  On Kawara peint, à New York,  la première de ses Today paintings [ou Date Paintings [Peintures de dates]]. Son protocole reste depuis inchangé.  Chaque toile - à choisir dans huit formats rectangulaires - est méticuleusement et uniformément revêtue d'une seule couleur, toujours le produit d'un mélange de plusieurs couches, à dominante bleu-noir, rouge-marron, grise. En son centre, elle porte la date du jour de sa réalisation, peinte en plusieurs couches de blanc dans la langue et les conventions calendaires du pays où l'artiste se trouve ce jour donné. (si le pays n'utilise pas l'alphabet romain, alors elle sera en Esperanto)  Les traces du pinceau ne doivent pas apparaître. On Kawara est passé d'une police de caractère Gill Sans au Futura, qu'il reproduit à la main et non au pochoir. 

Chaque peinture doit être terminée avant minuit. Sinon elle est détruite. Une fois faite, elle est placée dans une boîte en carton qu'On Kawara lui fabrique sur mesure, accompagnée souvent d'une page d'un quotidien local daté du même jour. Parfois, l'artiste commente, ajoutant ses propres sous-titres :" I played ‘Monopoly’ with Joseph, Christine and Hiroko this afternoon. We ate a lot of spaghetti” (January 1, 1968). Parfois, il commente le travail : “I am afraid of my ‘Today’ paintings” (May 29, 1966). Ce rituel d'inscription dans le temps et l'espace, où que l'artiste se trouve, ne s'achèvera que le jour de sa mort.  

                Vue de l'exposition du Guggenheim On Kawara Silence: A Conversation, 1995 
                                                                cf. mon blog à ce sujet

A partir de 1968, On Kawara ajoute la série  I Got Up (1968-79). Deux cartes postales/jour envoyées à des ami·es, des collectionneur·euses, des artistes. Utilisant des cartes postales touristiques, il appose au verso la date, son nom, son adresse actuelle, le nom et l'adresse du destinataire et la phrase I GOT UP AT (toujours en anglais et en lettres capitales) suivie de l'heure à laquelle il s'est levé.  Pendant la même période (1968-79), On Kawara trace tous les jours ses déplacements de la journée, au stylo à bille rouge sur une photocopie d'une carte locale qu'il a tamponnée avec la date. Lorsqu'il ne se déplace pas, les jours où il n'a pas quitté la maison, la carte ne porte qu'un point rouge. C'est la série I WENT. Il produit aussi les séries I Met (des noms);  I Read  (des découpages d'articles), ainsi que ses "JOURNALS" (inventaire de ses peintures de dates). 

Toute la dimension imaginative de l'échange se reporte ainsi sur la matérialité de l'écriture, de l'encre, sur la prononciation des noms et l'énonciation des adresses des récipiendaires, sur la pliabilité du support, les traces de manipulation, qui font entendre autant que voir la voix mécanique que ces formules d'autorité transmettent.

Que peut-on faire après?  On Kawara fait exactement le contraire de ce que le monde produit après Hiroshima, en matière de blocs, de frontières, d'unités régionales et d'Etats-nations. Avec On Kawara, il n'y a rien.  

Trois télégrammes inaugurent la série "I'm still alive" en 1969 (-2000).  On y lit successivement I AM NOT GOING TO COMMIT SUICIDE DON'T WORRY ; I AM NOT GOING TO COMMIT SUICIDE WORRY ; et I AM GOING TO SLEEP FORGET IT. Ces télégrammes, envoyés à trois jours d'intervalle, se rapprochent le plus possible de “ l'expression d'une intériorité“ (Guggenheim dixit) D'autres télégrammes ”I'M STILL ALIVE » suivent. 
Il y en eut près de 900 en tout. 





L'après, c'est ça.  On Kawara fait le grand écart entre le plus intime de l'expression de soi, ces micro-points que nous sommes et ce que la catastrophe nucléaire fait toucher du doigt, les milliers et millions d'années des temps géologiques.  
 
One Hundred Years Calendars (1984-2012) et One Million Years (1970-98) sont des  calendriers.  Les premiers, One Hundred Years Calendars, ont dix rangées de haut. Chaque rangée représente une décennie, les colonnes représentant les mois. Les points noirs indiquent les dimanches. Chaque jour de la vie de l'artiste est indiqué par un point jaune au-dessus du chiffre. Chaque Today où une  peinture a été achevée est marqué d'un point vert. Des points rouges indiquent si plusieurs peintures ont été réalisées. One Million Years se déplie en deux:  One Million Years : Past (sous-titré « Pour tous ceux qui ont vécu et sont morts ») et One Million Years : Future (sous-titré « Pour le dernier »). Le premier représente un million d'années en arrière à partir de l'année où Kawara a créé la série. Le second s'étend sur un million d'années qui suivent. Ces pages remplissent dix classeurs en cuir ; chaque classeur contient deux cents pages, et chaque page contient cinq cents années.

A la Dia Art Foundation de Chelsea, en, 1993, où je l'avais vue en 1994,, l'exposition One Thousand Days One Million Years (avec toutes les peintures de la série Today  exécutées à New York et  One Million Years (Past)), le pendant de ce dernier, One Million Years (Future), était une oeuvre sonore, avec une voix masculine et une voix féminine égrénant continuellement, année après année, ce temps de l'avenir.

Que faire après, sinon  cette autobiographie du temps qu'il fait (vous l'entendez comme vous voulez) 

C'est aussi pour ça que ces dessins d'On Kawara ne cessent de me hanter.




 



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Cookie Mueller, 1981 

Toutes photos ©2025 the Peter Hujar Archive/ Artists Rights Society (ARS), NY. 

Photos EL et : Marcus J Leith @Mousse

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Candy Darling on her Death Bed, 1974

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…d’abord, parler de la beauté de l’exposition—la plus belle que j’ai jamais vue de Peter Hujar et, pour Adrian mon comparse, l’une des plus belles expositions de photographies jamais vues à Londres. Celle-ci tient certainement à l’institution qui l’a produite et qui l’accueille, qui n’est ni un musée, ni une fondation ni une collection.

Ça, c'est Psalms lors du vernissage de Donald Rodney à la South London Gallery ( 1997 ). En l'absence de celui-ci. Psalms le représentait : une chaise roulante motorisée, vide, équipée d’un ordinateur, d’une caméra vidéo et de sensors qui lui permettent de se déplacer silencieusement sur le plancher sans entrer en collision, ni avec les humains, ni avec les choses exposées— la rêverie d’une promeneuse solitaire qui ne va nulle part et évite juste de tamponner les autres.

Jo Spence (1934-92) and Terry Dennett (1938-2018) Remodelling Photo History: Self as Image, 1982

Pogus Caesar, Portrait of John Akomfrah RA, photographed during the 1985 Handsworth Riots.

j’appose en story sur Insta des images de la plupart des expositions que j’ai vues à Londres. A côté des noms des artistes, j’appose aussi leur date de naissance et leur date de mort. Ce n’est pas un hasard.

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(photos DR)

En 2022 a lieu une table-ronde à la Cinematek. Stéphane Gérard et Lionel Soukaz sont à Bruxelles, je suis à Paris, par Zoom.

En guise d'avant-texte, celui-là  je suis en train de l'écrire, je reproduis ici une interview que Lionel Soukaz m'a donnée en 2002, pour Libération. Je pourrais aussi reproduire, mais c'est trop long, le chapitre de mon livre Ce que le sida m'a fait sur le Journal Annales (1992-2013) de Lionel Soukaz. Ou (re)traduire ce texte  que j'avais produit en français, traduit (William Bishop) en anglais et publié en polonais.... Ou bien, ou bien....

La censure, Lionel Soukaz connaît.

Le motif de l'enquête: l'étude de Robe de chambre pour Balzac, plâtre de 1897 reconstitué 2024

Nous le claironnons avec @urban__james__ @patriciafalguieres et aussi @cathruello1 : Corps in-visibles, une enquête autour de la Robe de chambre du Balzac de Rodin est l'une des meilleure exposition de l’année 2024 — en cette fin d'année, elle contraste de plus belle avec l'accumulation capitaliste de certaines manifestations parisiennes, qui entassent les oeuvres et les visiteur·euses.

Deux ou trois choses que je sais des Pays de la Loire (dont j'ai failli il y a longtemps devenir conseillère arts plastiques, Mario Toran m'ayant alors proposé de le remplacer alors qu'il entrait dans la phase sida de l'infection à VIH); on m'a dit qu'il s'y était développé une activité culturelle et pédagogique intense et ce, malgré la tendance catho de droite de la région ; on m'a dit que son maillage culturel  de Nantes à Saint-Nazaire, du Mans au Sable d'Olonne, était lui aussi intense; on m

Détail d'un des Raboteurs de parquet, 1875 

Vue d'exposition avec la grand tableau de l'Art Institute de Chicago: Vue de Paris, temps de pluie; Intersection de la Rue de Turin et de la Rue de Moscou, 1877.

Séduite par l'exposition Caillebotte et ses cartels*, je me suis trouvée abandonnée par les critiques paresseuses où bourdonne un "anti-wokisme" basique**.

Il n'y a qu'une pièce dont je veux parler ici parmi celles qui figurent dans l'exposition L'Age Atomique. Je ne peux pas me la sortir de la tête.  Ce sont les Thanatophanies  (1955 -1956) d'On Kawara. Trente dessins furent réalisés à la mine de plomb. Ils ont fait, quarante ans plus tard, l'objet  d'un portfolio de trente gravures publié en 1995, ici exposé.  Ce sont, littéralement, des "apparitions de la mort". Leur titre l'énonce.
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