Devant: Marguerite Maréchal, Colonne Morcelée, 2024, détail et Lou Chavepayre, New moon, 2024, détail (photos Benoit Piéron)
En dehors. Mais qui l’est. Moi, artiste ? Moi, en visite ? Moi, médiateurice ? Moi, critique d’art ? Etc. En réalité, nous le sommes toustes —et d’abord, au regard de l’institution, du lieu, et des personnes, humaines ou non humaines, qui sont là plus ou moins quotidiennement. C’est peut-être ça, d’ailleurs la première déclaration d’En dehors, titre que j’ai pris à la lettre. Cette ligne de démarcation aussi binaire qu’équivoque, « dedans/dehors, dehors/ dedans »… Peut-être la première action concoctée par les curateurix du collectif Ostensible, Lucie Camous en co-écriture avec No Anger, est de mettre l’exposition « hors d’elle-même », voire qui sait, la pousser « hors de ses gonds » —la dévaliser, en quelque sorte. C’est la moindre des choses qu’on puisse souhaiter à une exposition qui veut résider entre parachutage et refus militants, dans une « zone grise ». En plein dedans.
Mélanie Joseph, Voir ou apercevoir, 2020-24 détail (les 3 photos Benoît Piéron)
Melanie Joseph, Pi, 2024, et les sens de "Pi" dans la LSF
Kamil Guenatri, Colorix Corpus, 2024
L’une des « stratégies de résistance » que la collective Ostensible propose en guise de guide s’énonce : « INFILTRER L'INSTITUTION JUSQU'À L'INONDATION. » Felix Gonzalez-Torres se voulait un virus dans l’institution. @Ostensible veut l’asperger, l’arroser, la baigner, la doucher, la gorger: un changement climatique (en pleine actualité tempestueuse, ça n'est pas rien). L’inondation, ça veut dire que les digues de l’assignation sont rompues. Pas une, d’ailleurs, mais de multiples assignations. Assignation à une ou plusieurs pathologies pour le corps « médical », ou, pour le corps « social » à la vulnérabilité d’une exposition à un regard qui se tourne, considère ou se détourne, sans jamais se retourner, sans jamais être retourné. En découlent (dé-couler?) une liste de prescriptions et de proscriptions : Absence de cul, 2024, bronze chauffé de Lou Chavepayre, « Personne ne voit mon cul. Je ne veux pas être un objet de désir, je veux être désirée. Peut-on être désirée sans cul ? ». Question bouleversante à cet imaginaire normatif qui « met dehors » en mettant « en dehors » des vies, c’est-à-dire aussi des savoirs-faire, des joies, des intensités revendiquant l’impossibilité d’atteindre cette norme « cismecblanchétérobourgeoisvalide », (dit Emma Bigé) ici complètement désidéalisée, dévitalisée, c’est-à-dire dévalidée. Dans sa vidéo How to see, 2024, Lou Chavepayre a filmé les regards portés d’en haut sur sa personne, en surplomb, mais ce qui perdure, finalement, c’est le trouble pas très sûr(plomb), qui traverse ces regards. Car en mettant des vies à part, alors on se met aussi en dehors d’elles et on se met, soi, dehors. La position dominante alors s’inverse, devient dominée, c’est-à-dire obsédée et ça s’appelle souvent le racisme, la transphobie, le validisme —c’est dire si cette obsession trahit une dépendance impérieuse aux corps « du dehors ».
Lou Chavepayre, How to see#1, Marguerite Maréchal, Colonne morcelée (photo EL) et
On comprend ça tout de suite, par exemple en voyant les pièces de Marguerite Maréchal, qui met en doute, avec une force héritée d’Eva Hesse ainsi que des corps féministes en dialogue avec l’architecture, la certitude binaire de l’intérieur et de l’extérieur, celle aussi de l’élévation et de l’effondrement—celles de la colonne architecturale et vertébrale. Les deux sont pour elles des « compagnes de vie », et doivent, à Rome comme en elle, s’assurer d’un con(tre)fort, celui d’un corset de métal (Colonne morcelée, 2024) couronnant ici l’argile fragile. En voyant l’Escalier inversé, 2023 à l’écoute de Gaudi et d’autres architectes perché·es ayant produit des maquettes en suspension, on trouve, sans forcément le distinguer, l’escalier du CRAC Occitanie reproduit, lui aussi, en suspension et en ficelles et plâtre, lestées de petits plombs de pèche, qui en désignent juste (et justement) l'épure. On a la sensation aigüe de ce que c’est que de se dépêtrer, littéralement de se dévalider, dans l’inaccessibilité proposée à un corps élastique, fragile et déformable par un corps, élastique, fragile, déformable, composant une exigeante forme « plastique ». Comme chez Louise Bourgeois, l'autobiographie est un effet de la forme, le trauma ou l'histoire personnelle n'est pas une cause pour la forme. Ainsi ces "tissus conjonctifs" de feutre passés à l’eau et au savon, pelote déroulée de très haut vers le plafond jusque vers le sol (ou réciproquement) et redressée par des prothèses en bois de guingois. Dans l’acception donnée par Georges Bataille en 1929: « l’informe consiste à déclasser, au double sens de rabaisser, de mettre du désordre dans toute taxinomie, pour annuler les oppositions sur quoi se fonde la pensée logique et catégorielle. » Peut-être faut-il effectivement retrouver cette puissance d’altération dans la pratique des dévalidées, qui se place à côté de cet intervalle bataillien du « dévaler » vers l’informe.
L’absence de hiérarchie, c’est cela également que désignent les trois voix de No Anger (Dans ma vie d’autres voix) : la voix laryngée qui s’ins-crie dans l’espace sonore, la voix qui s’écrit à toute berzingue sur l’écran d’ordinatrix avec ses phonèmes « fonetikment utilitaires » et la voix oralisée synthétique, prescrite au masculin-grave ou féminin-aigu, exigeant alors pour qui ne s’y reconnait pas dans ces genres, de la changer de longueur d’ondes. Impossible de les classer en degrés de «naturel», en valeurs d’ «expression d’un sujet» en « échelles » de validité —et ce faisant, d'une organicité de la bouche aux pieds. Pfuit ! Le modèle de l’écoute profonde selon Pauline Oliveros, une expérience renversante qu’on ne peut que conseiller d’urgence, permet d’invalider, là encore, une version binaire d’un corps intouché par « notre réalité de machines organisées » —ça fait longtemps que le Manifeste cyborg de Donna Haraway a remis les choses dans leur fluidité fragmentée (tout en s'adressant alors à des corps et des machines fonctionnels) : un oxymore que repense No Anger comme un Corps lesbien. « Mon corps va de soi, parce que tout simplement il existe ». Mais ce qui m’a frappée, c’est la poésie concrète et l’ironie des textes qui s’affichent, clignotent, dansent comme m’avaient frappés il y a bien longtemps ceux des films de https://www.yhchang.com/. C’est aussi l’expérimentation d’un corps qui, détaché du fauteuil roulant électrique et nue sur scène ou sur une plage (Beth B et No Anger, Glowing No, 2024), tente des coups en dansant, faisant advenir des postures inédites des gestes impossibles, qui s’érigent contre les figures virtuoses défiant la pesanteur, et s’enchaînent à ras de plancher.
Benoit Piéron, Adrien, 2024 et (bas, droite) Lucie(lampadaire II), 2024, détails de No Anger, L'avenir indocile, 2024. (photos Benoit Piéron)
C’est aussi ça qui nous a laissées pantoises dans l’exposition: ces mises en forme, qui requierent d’y mettre des formes. Je ne pense pas aux convenances mais plutôt à l’attention apportée pour "entrer en matières" et s'entretenir avec des pièces, qui comme les personnes, requièrent peut-être de se placer en dehors d'une frontalité ressentie comme agressive ou brutale, ou de se situer moins dans le temps présent que dans le "temps plaisant" selon les termes d’Anaîs Ghedini et Nemo du collectif Les Handi·esTordu·es, "PRENDRE DU TEMPS, AVOIR LA FLEMME, FAIRE DES SIESTES" (Stratégies de Résistance) Aussi, on peut provisoirement emprunter un point de vue, que Benoït Piéron qualifie de « paysage » depuis l'horizontale et le temps du lit et du fauteuil, et ré-envisager plutôt que dévisager une esthétique où la violence hospitalière (sic) n’aura plus de prise. Benoit Piéron, à nouveau. Après avoir commencé à faire des motifs de foulards avec ses propres imageries médicales: Adrien, 2024 : (…) « C’est cool les foulards sur la table de chevet/ Alors je me suis mis au chevet d’autre corps qui doivent dealer avec ces tirages d’imageries existentielles/ D’abord, Lucie Camous, elle est sur les carrés de soie autour de nous/Puis Adrien Fregosi est mort/(…)/(Avec Marine Lang, sa compagne) on a cruisé son dossier médical pour tenter de lire le paysage qui apparaissait devant nous, questionné son oncologue pour comprendre les tics tacs que l’on voyait un peu partout et puis j’ai rehaussé avec les couleurs de ses peintures, créé un fond impermanent » (cf. guide de visite) Cette promenade dans le corps d’Adrien est appliquée sur un négatoscope, qui lui apporte un rétro-éclairage le faisant rayonner d’une énergie intérieure.
Ht Laurie Charles, Espace de repos, 2024 et (bas) No Anger, L'avenir indocile, 2024
Cette énergie, on la retrouve dans l'immense voile, une impression de la peau de No Anger, qui vient flotter en douceur·s autour de trois placards imprimés, eux, de son dossier médical et contenant un bric à brac de souvenirs d'enfance et d'adolescence. La violence hospitalière et scolaire, là encore, se retrouve non seulement incarnée mais aussi défaite par les souffles déchaînés des vidéos agitées de mouvements lumineux et d'ombres, et par ce tombé somptueux comme une respiration qui, peu à peu, se communique et viralise toute l'institution.
Jusqu'à l'inondation.
En dehors, avec No Anger, Laurie Charles, Lou Chavepayre, Rémi Gendarme-Cerquetti (1983-2024), Kamil Guenatri, Mélanie Joseph, Marguerite Maréchal et Benoït Piéron et avec Crashroom, Les Handi·es Tordu·es & Les Dévalideuses. Curateurix, Lucie Camous en coécriture avec No Anger. Notices en collaboration avec Marie Achille. Jusqu'au 5 janvier 2025.
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